Points de vue sur l’éducation aux images
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Comptes rendus

Les tout petits au cinéma : L’enfant spectateur

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Dans le cadre d’une après-midi consacrée aux tout petits face aux « esthétiques croisées », Cinémas 93 a convié la psychologue Marie-Odile Némoz-Rigaud pour nous parler de l’enfant en posture de spectateur.

Publié le 18/03/2016, Mis à jour le 18/04/2023

La psychologue Marie-Odile Némoz-Rigaud à s’intéresser à l’enfant dans une posture de spectateur. Un compte-rendu co-produit par Cinémas 93 et Le Fil des images.

Introduction

À la source de la pensée se pose la question du rien, du vide, du blanc : après l’étape de l’illusion de la complétude (tout ce que le bébé désire arrive immédiatement et comme faisant partie de lui-même), l’enfant découvre l’attente et la frustration, fondatrices de notre rapport à la culture. L’attente et la frustration permettent que fonctionne cet espace psychique, « le lieu de pensées fugaces, d’impressions, le guide de la continuité d’exister », en lien avec la capacité à être seul sans angoisse. Cet espace psychique est une invitation à développer son intériorité et à penser le monde. La proposition artistique est quant à elle une invitation à sublimer et à élaborer ce manque qui nous humanise. Pour que s’ouvre l’accès à la culture, il faut d’abord et surtout ne rien faire, laisser du vide, bien que cela ne soit évidemment pas suffisant.

Après cette introduction, Marie-Odile Némoz-Rigaud est revenue sur plusieurs définitions du terme « image », qui peut ainsi désigner :

  • La statue, puis la représentation, le portrait, l’apparence (par opposition à la réalité). L’expression « sage comme une image » signifie « figée » comme pouvait l’être une statue.
  • L’« imago », terme biologique repris et modifié par la psychanalyse en 1929, désigne le souvenir, l’idéalisation d’une personne fortement investie par l’enfant. Cette image inconsciente est projetée plus tard sur d’autres personnes de l’entourage.

Quant à l’adjectif « imaginaire », il renvoie à ce qui n’a de réalité qu’en apparence.

 

Comment le bébé rencontre-t-il les images ?

Au départ, les images sont des sensations confondues avec les états du corps qu’elles produisent en lui. Le tout petit ne se perçoit pas encore lui-même. Il est « dans » l’image, laquelle peut prendre des dimensions sensorielles, émotionnelles ou motrices. Dans un second temps, le bébé va pouvoir imaginer sa mère absente et prendre conscience qu’il porte cette image « en lui ». Il tentera alors de fabriquer des images pour revivre ce moment fondateur mais aussi pour pouvoir s’en dégager.

La seconde origine des images provient des traces que laisse le tout petit (sa salive, la nourriture qu’il recrache, ses excréments…). Dans ce cas, il s’agit de transformations.

Il faut donc distinguer les images qu’on nous donne à voir de celles qu’on fabrique, qui attestent qu’à notre tour nous pouvons transformer le monde.

En grandissant, l’enfant cherchera des moyens de se dégager des émotions que suscitent certaines images :

  • Les mots, en lien avec différentes façons de raconter.
  • Les petits scénarios intérieurs, pour imaginer d’autres dénouements.
  • Les gestes, attitudes et mimiques, autant de mise en scène des effets corporels et émotionnels que les images ont eus sur lui.

Ces trois moyens spontanés constituent une forme de mise à distance des images, ils permettent aux enfants de mieux distinguer les images qui accaparent leur esprit de celles qu’ils voient sur les écrans par exemple. Ils n’auront d’utilité qu’à condition que l’enfant soit accompagné d’un adulte capable d’exprimer ses émotions et d’accueillir sans jugement celles de l’enfant.

La troisième image que l’enfant rencontre est la sienne propre, qu’il découvre entre 6 et 18 mois au moment du « stade du miroir ». Il anticipe alors imaginairement l’appréhension et la maîtrise de son unité corporelle. Le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan attache une importance primordiale au mouvement de retournement de l’enfant vers sa mère qui le porte : le bébé cherche dans ses yeux la reconnaissance, le partage de cette découverte.

 

L’objet transitionnel

La notion d’objet transitionnel (le « doudou », qui peut aussi prendre la forme de sons ou d’attitudes corporelles répétitives au moment de l’endormissement ou d’une séparation) est considérée par Marie-Odile Nemoz-Rigaud comme précurseur de l’objet culturel (à ce sujet, elle renvoie à son texte Du doudou à la Joconde paru dans l’ouvrage Des artistes et des bébés). Il symbolise « l’aire intermédiaire d’expérience » située entre le dedans, l’intime, et le dehors, la réalité extérieure. Voués à un désinvestissement, les objets transitionnels laisseront la place à un espace destiné au jeu, aux jeux partagés et donc aux expériences culturelles.

 

Se préparer au spectacle : le « sas d’accueil »

Tout ceci permet d’envisager l’avant-spectacle. Des petites choses simples peuvent faire « transition » : l’annonce (un peu solennelle), un programme ou un billet, une affiche dans la crèche, un mot aux parents… L’enfant sera sensible aux « surprises préparées ».

Concrètement, il ne faut pas être en retard, il faut apprendre à chuchoter, à laisser dehors le quotidien. Entre l’installation dans la salle et le début du spectacle (le « sas d’accueil »), compter au moins 2 minutes. Le tout petit a besoin de prendre le temps de s’installer, de regarder autour de lui pour se rassurer avant que la lumière ne faiblisse, pour bien repérer où est l’adulte qui l’accompagne. Le spectateur doit pouvoir se mettre en situation d’écoute. Mais si l’attente est trop longue, au-delà de 10 minutes, on risque l’agitation.

L’accueil verbal par un professionnel du lieu culturel est aussi très important : il permet de repérer que l’on est bien entré « ailleurs », que quelqu’un nous reçoit et que les consignes qui nous sont données concernent tout le monde.

Ces temps de préparation nécessaires ne sont pas à confondre avec pléthores d’explications qui priveraient l’enfant du bonheur de la découverte !

 

L’intelligence sensori-motrice

Les récentes propositions artistiques que sont les « parcours » et les « jardins » pour les tout petits offrent une nouvelle manière de rencontrer l’art, le son, la musique. Le corps et tous les sens sont interpellés. Le caractère éphémère de ces moments les rend « magiques, scande le désir ». L’idée serait de renouveler la façon de regarder, d’écouter, en proposant à l’enfant une recherche active et créative.

Selon le psychologue Jean Piaget, avant 2 ans et demi, l’intelligence de l’enfant est sensori-motrice : c’est avec son corps et ses sens qu’il pense. Sentir et bouger n’est pas évident lorsqu’on va assister à un spectacle. Quant aux premiers pas dans un musée, ils sont à la fois une excursion et une incursion dans un domaine qui n’est pas le sien. C’est souvent un lieu immense où il y a beaucoup à découvrir. La première visite d’un lieu culturel pourrait prendre la forme d’une exploration de l’espace.

 

Le mode de pensée du tout petit

Le monde enfantin est un monde où tout est confondu. Pourquoi ?

Le développement de l’intelligence est lié à un mode de pensée et de perception caractéristiques : l’égocentrisme et le syncrétisme imprègnent profondément la mentalité enfantine avant 5-6 ans.

L’égocentrisme est une attitude de pensée par laquelle l’enfant se considère comme le centre du monde, ne se distingue pas totalement de ce monde, a tendance à tout ramener à lui, est incapable de tenir compte d’autres points de vue que le sien.

Le syncrétisme est une saisie globale, peu cohérente des choses, des situations concrètes. Par ce mode de pensée et de perception, l’enfant a une vue générale et confuse d’un ensemble où tout lui paraît entassé sans distinction.

La philosophe Marie-Hélène Popelard invite à repenser la pédagogie en multipliant les occasions de rencontre avec des œuvres complexes (« à plusieurs mains et plusieurs têtes ») afin de prolonger le plus longtemps possible cette double appréhension du monde.

Vers 8 ans, la pensée devient analytique, l’enfant tend alors à considérer comme frustes ses anciennes habitudes. Le seul moyen de les conserver consiste à créer autour de lui un environnement d’œuvres d’artistes qui, comme les derniers quatuors de Beethoven, mais aussi Picasso, Klee, Matisse ou Miró, peuvent maintenir l’ancienne vision primitive. L’art contemporain est aussi une matière très privilégiée.

L’imagier Tout un monde de Katy Couprie et Antonin Louchard a fait rupture dans l’album jeunesse dans sa façon de jouer avec l’idée de classement, la notion de collection, suggérant que tout est lié à tout. De ces processus d’associations ludiques sont nés des formes d’albums très prisés des jeunes enfants : les pop-up et autres formes où l’on découvre des « surprises », mais aussi les Leporrelo, albums à déplier où l’on peut inventer les rythmes de l’histoire.

Les petits enfants sont attirés par les œuvres qui relatent des histoires (y compris les œuvres musicales) : il faut donc les aborder en racontant des histoires. Ne pas commenter l’œuvre mais parler autour, et si ces œuvres ne relatent pas des histoires, insister sur les conditions matérielles de leur réalisation, sur la vie quotidienne de l’artiste.

 

La question du point de vue

Toute création est une transformation de la réalité qui implique un double point de vue : celui du créateur et celui pour qui l’œuvre est créée. Beaucoup d’ouvrages pour les tout petits se placent « du point de vue de l’enfant », soyons toujours vigilants à ce que ce regard soit respectueux, non bêtifiant et surtout non intrusif.

Un album jeunesse est tout à fait pertinent sur ce sujet : Une histoire à quatre voix d’Anthony Browne. Un même événement y est raconté tour à tour par quatre protagonistes, et illustré selon les quatre points de vue. L’enfant est invité à en prendre conscience.

Les jeux du type « canard-lapin » et les techniques de la présence-absence et de la double-vue sont toujours troublantes pour le lecteur. Dans le cheminement autour de l’image, certains moments vont ouvrir le regard du futur spectateur.

 

Le temps du pour de vrai / pour de faux

Le jeu de la bobine décrit par Sigmund Freud permet d’envisager l’absence comme étant nécessaire pour que puisse exister la joie de la réapparition. Il s’agit d’un jeu observé par le fondateur de la psychanalyse chez son petit-fils d’un an et demi. Il constate que l’enfant ne pleure pas lorsque sa mère le laisse seul mais s’amuse durant son absence à jeter par-dessus son berceau une bobine en bois attachée à une ficelle, la faisant disparaître en même temps qu’il émet un « Ooo » de satisfaction. Cet acte répété se complète de la reprise de la bobine saluée par un joyeux « Da ». Le petit enfant invente ici un jeu pour exprimer qu’il est affecté par l’absence de sa mère, tout en sachant très bien qu’il joue à faire semblant. Il accepte d’y croire, comme au spectacle.

 

Accompagner l’enfant au spectacle

Ce qui se joue sur la scène, dans le réel, n’est jamais vraiment et totalement extérieur aux enfants : cela reflète et parle de ce qui se vit en leur for intérieur. La salle ne doit pas être trop grande, l’enfant doit savoir où poser son regard. La spécificité du spectacle étant que quelque chose « se joue » à distance sur une scène. Il ne faut pas non plus oublier, supprimer cet espace nécessaire entre le lieu de la représentation et le lieu du spectateur.

Que faire des pleurs pendant le spectacle ? « Les pleurs du dedans, je sais quoi en faire, les pleurs du dehors, je ne sais pas » disait une artiste. Il est sans doute plus judicieux d’éloigner l’enfant lorsque qu’il commence à pleurer. Quant aux plus bavards, on peut les faire changer de place en douceur, non pas pour les punir mais pour les contenir. Surtout, les adultes doivent éviter les « chut » intempestifs qui dérangent tout autant les spectateurs que les acteurs.

En partageant du théâtre, du cinéma, l’adulte transmet la valeur qu’il accorde au spectacle. Laissons ensuite l’après-spectacle libre de pensées.

 

Questions du public

Quel est le nombre idéal d’enfants à accueillir lors d’un spectacle ?

Cela dépend de la concentration des enfants, qui est variable. En crèche, un spectacle en présence de 150 enfants, c’est de la folie. Le groupe idéal serait plutôt constitué d’une vingtaine d’enfants accompagnés. Si l’on veut accueillir les enfants dans de bonnes conditions, il faut consacrer beaucoup de temps au placement. Lors d’un spectacle avec des collégiens, la comédienne avait intégré à sa mise en scène le rôle d’une ouvreuse. Cela fonctionnait à merveille.

 

Quel serait le juste milieu entre laisser l’enfant libre de ses mouvements et de ses réactions et ce qu’on appelle communément « le bazar » ?

Il faut être attentif à l’expression individuelle de l’enfant mais, s’ils commencent à jouer entre eux, ce sera effectivement le bazar. On voit bien la différence entre une classe qui arrive bien préparée, à qui on aura donné quelques indices sur le spectacle, à qui on aura ouvert l’appétit et dont les élèves manifesteront une véritable attention, et une classe non préparée.

On perçoit aussi la différence entre les réactions spontanées (les rires, les murmures, les pleurs) et ce qui relève de conventions, de codes : les enfants qui applaudissent, dansent, ont appris à le faire. Dans ce dernier cas, on peut donner des consignes, comme demander aux enfants de ne pas se lever ou de rester à leur place.

 

N’y a-t-il pas un risque de gêner l’artiste ?

À 18 mois, l’enfant n’en a pas conscience car l’autre ne lui est pas encore extérieur. Vers 2 ans et demi, il commence à avoir conscience de ce que l’autre peut penser. Bien sûr, il faut aussi prendre en considération la question de l’éducatif : l’enfant va peu à peu intégrer les interdits qu’on va lui poser.

Si des personnes arrivent en retard, il ne faut pas les laisser entrer. Cela n’a aucun sens pour l’enfant d’arriver en retard. Tous les enfants qui arrivent en retard pleurent ou créent le bazar.

 

Question de Xavier Grizon (Cinémas 93) : Vous êtes à l’initiative des résidences d’artistes en crèche ?

J’ai en effet travaillé pendant longtemps sur ce sujet. Il faut que la crèche soit partante car cela a des conséquences sur les rythmes, l’organisation. C’est un projet pour tous, y compris pour les professionnels. Il faut bien faire la différence entre la résidence d’artiste et l’atelier régulier mené par un professionnel. Il est ainsi intéressant et important, dans le cadre de la résidence, que l’artiste arrive dans la crèche mais aussi qu’il s’en aille.

Synthèse réalisée par Suzanne Hême de Lacotte (Les sœurs Lumière)