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Décryptage

Penser les images : Le tournant des années 90 – Episode 1

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Dans les années 90, l’émergence d’Internet et de la nouvelle télévision a suscité un grand nombre de débats, intenses et passionnés, sur la circulation des images.

Publié le 30/10/2019, Mis à jour le 26/06/2023

Le texte proposé ici est le premier épisode d’un article en trois épisodes :

Joël Danet – Laboratoire SAGE – UMR 7363 – Université de Strasbourg

Cette recherche s’appuie sur les ressources et les fonds de l’INA Grand Est et de Vidéo Les Beaux Jours – membre Grand Est de la Cinémathèque documentaire. This research received funding from the European Research Council (ERC) The healthy self as body capital (BodyCapital) project under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme (grant agreement No 694817).

A l’heure où notre usage des écrans est devenu constant au point d’unifier nos comportements et de proliférer dans notre paysage, ne serions-nous pas avisés d’interroger les manières dont nous y avons recours, d’analyser la forme de sociabilité qu’ils nous inspirent, d’anticiper les dérives dans lesquelles leur recours systématique pourrait nous entraîner ?

Les années 90 ont été celles où les images ont été mises en débat. Avec la généralisation de l’usage d’internet et l’expansion de l’offre télévisuelle concomitante, le visuel devait s’imposer et triompher. Cependant, loin de sidérer les esprits, cette conjoncture fascinante les a incités à multiplier les interventions pour tenter d’en prendre la mesure et d’en cerner les enjeux. Que nous arrive-t-il ? Qu’avons-nous perdu ? Comment tirer le meilleur de cette mutation ? Ce besoin de comprendre un phénomène global à son éclosion a motivé des publications, des colloques, des émissions et des documentaires. Deux voix se sont alors faites entendre. Celle des futurologues enthousiastes qui ont souligné les bénéfices que les innovations médiatiques devaient apporter à la vie de chacun. Et celle des penseurs crépusculaires qui ont mis en garde contre leurs effets irréversibles sur notre culture. Il n’est pas anodin de constater que des initiatives essentielles dans le domaine de l’éducation à l’image ont émergé alors même que se poursuivait ce débat intense et fécond. A partir d’archives télévisuelles ou écrites, Joël Danet propose de revenir sur ce moment où, à la faveur d’une innovation à la portée encore inconnue, l’environnement audiovisuel a fait l’objet d’un débat général, stimulant la réflexion et le souci de transmettre.

 

L’émergence d’internet et la nouvelle télévision

Comme média révolutionnaire, à même de reconfigurer les pratiques de communication et de suggérer des nouveaux modes de vivre ensemble, internet a été volontiers pensé en perspective de la télévision : en est-il le prolongement, l’alternative ? Il contribue au foisonnement de la production audiovisuelle au même titre que la télévision qui, au même moment, démultiplie son offre de chaînes. Dans le même temps, il s’en distingue en permettant un emploi interactif et en réseau. Cette spécificité laisse espérer qu’internet rebatte fondamentalement les cartes dans l’environnement médiatique contemporain. Il deviendrait possible d’accéder à des contenus, de les commenter et les échanger sans plus dépendre d’une instance qui les éditorialise et les contrôle. En permettant une communication horizontale, hors frontière, internet suggère une nouvelle forme de lien social, né à l’initiative de particuliers qui se regroupent par affinités. Les communautés virtuelles qu’il multiplie existent par les échanges réguliers de leurs membres : le réseau rassemble et tient ensemble. Cependant, une telle libéralisation des échanges par la technologie numérique connaît son envers. Elle ôte à la population la possibilité de structurer ses débats autour de repères communs – les programmes de la télévision ancien modèle. Elle expose les sociétés à des prises en main subversives et à la circulation de fausses informations par le truquage des contenus en circulation. Faut-il s’en remettre à une tutelle de surveillance ? Ce sont ces analyses et ces interrogations qui, tout au long des années 90, rassemblent les intellectuel.elle.s, journalistes, expert.e.s en communication, dans les nombreux colloques, émissions de télévision, publications dédiées à l’anticipation d’un monde bouleversé par la nouvelle donne médiatique.

 

Un environnement médiatique en mutation

Au moment où son usage dépasse les cercles d’initiés, Internet est considéré à la fois comme une énigme et comme une évidence. Énigme quand on le regarde comme une « boîte noire » aux ressorts cryptés, dont l’utilité reste à montrer. Évidence quand on le présente comme une « télévision interactive ».

 

Une innovation technologique, une attente partagée

En 1969, dans un reportage futuriste montré sur la première chaîne [2], Jean d’Arcy, ancien directeur des programmes de la RTF, réfléchit au possible futur de la télévision. Il prévoit un média devenu interactif, aux contenus choisis par le téléspectateur selon ses goûts et ses besoins. En ne se limitant plus à la diffusion de programmes, en diversifiant et en personnalisant son offre, ce nouveau genre de télévision est à même de bouleverser la vie quotidienne de chacun. Grâce à elle désormais, les commandes de vêtements seront passées sans avoir à se rendre en boutique. Les enseignements se feront à distance. Les documents de la vie courante deviendront accessibles chez soi : « Journaux, lettres, télégrammes et contraventions apparaîtront ainsi sans retard, les textes pourront à volonté être reproduits sur papier pour être consulté et conservé. » Tout ceci grâce à l’agencement d’un clavier relié au poste traditionnel, ou la disposition de commandes tactiles sur son écran. Le reportage met en images les propos de Jean d’Arcy. Il montre des femmes et des enfants évoluant dans les espaces domestiques, des hommes installés à leur bureau, cadres familiers meublés à la mode des années soixante. Chacun manipule cependant des appareils d’un nouveau genre, avec des consoles reliées à des moniteurs plats et anguleux. Au terme de cette rêverie futuriste, Jean d’Arcy en vient à se demander : s’agit-il encore de télévision ? « J’attends que les professionnels de la langue trouvent un mot, mais à mon avis c’est ce mot nouveau qui définira très bien les possibilités extraordinaires de circulation des images et des sons. » Aujourd’hui, la personne qui consulte cette archive a bien sûr la réponse : internet.

L’anticipation de Jean d’Arcy se fonde certes sur les progrès techniques alors intervenus dans le secteur audiovisuel (la télévision passe à la couleur en 1967, la technologie vidéo fait son apparition dès la fin des années soixante.) Sans doute, par ses responsabilités à l’UNESCO, a-t-il eu vent des récents résultats obtenus par la recherche américaine en communication. En cette même année 1969, Arpanet est créé, le Networking group de l’Université de Los Angeles est opérationnel, autant d’étapes dans l’expérimentation des transferts de données et de la mise en réseau. Mais c’est en homme de médias que Jean d’Arcy réagit, c’est à ce titre qu’il intervient. Ces innovations constantes, il les analyse selon leur application auprès du public large et non d’une catégorie d’initiés. Cette grande figure de l’âge pionnier de la télévision, qui a eu l’intuition de ses spécificités et ses usages, met au jour une double attente qu’inspirent la démocratisation et l’individualisation de l’accès au média : d’une part l’émancipation de la circulation des images et des sons de sa tutelle actuelle, d’autre part la mise en interaction de ses contenus.

Internet : l’anticipation © Ina

Internet et télévision, une évolution en interaction

La généralisation rapide d’internet à partir des années 90 montre que Jean d’Arcy avait, plus de vingt ans auparavant, pressenti une demande diffuse, imprécise, qu’il était possible de discerner en observant les limites relationnelles rencontrées par la télévision. Par ailleurs, il a jeté les bases d’une réflexion féconde. Loin d’affirmer « Ceci tuera cela », certain.e.s observateur.rice.s continuent de penser le développement d’internet dans la perspective d’une télévision renouvelée et débridée. En 1996, Joël de Rosnay, alors directeur de la Prospective et de l’Evaluation à la Cité des sciences et de l’industrie, évoque le « mariage possible » de la télévision « avec les réseaux interactifs multimédias internationaux qui sont en train de se développer de manière fulgurante à l’échelle de la planète [3]. » Il rappelle que les concepteurs de la télévision contemporaine subissent l’influence d’internet en proposant des services nouveaux comme l’ajout de systèmes de lecture en différé des programmes, ou le renvoi par une émission à des contenus complémentaires désormais accessibles par les « réseaux interactifs ». Ces pratiques permettant la lecture différée, la reprise, et la complémentarité inter-média, rappellent « la télévision mais ne sont pas la télévision ». Comme le pensait Jean d’Arcy, ce type de nouvelles orientations, qui supposent une « participation active de chacun [4] », mènent vers un modèle de média hybride.

L’interaction télévision-internet s’intensifie quand internet devient à même de diffuser du film. Jusqu’au lancement du haut débit fin 2010, la mise en forme de ses contenus se limitait à l’articulation de textes et d’images. L’ère « 1.0 » du web était celle d’un web statique et rarement mis à jour. Son ère « 1.5 » caractérise un web devenu dynamique à partir de bases de données régulièrement renouvelées, le développement de la présence d’images, puis l’ajout de son et d’animation. Jean-Claude Guédon, auteur en 1996 La planète cyber, Internet et cyberspace, rappelle que ces innovations ont permis à internet de devenir plus attrayant et convivial. Du simple échange de fichiers, il est passé à « quelque chose qui prend une forme beaucoup plus polie, beaucoup plus présentable [5]. »  Or, en permettant la diffusion convenable de vidéos, internet a entraîné la diffusion sur différents sites d’extraits de programmes TV, de films, de retransmissions sportives. Ceci au mépris des droits. En réaction, les chaînes se dotent d’un site sur laquelle les émissions peuvent être accessibles. Par ailleurs, leurs responsables cherchent à restreindre le délai entre leur diffusion à la télévision et celle sur le site. C’est le principe de la « télévision de rattrapage » qui convient à un public de plus en plus sensible au concept ATAWAD (anytime, anywhere, any device), un principe que la télévision traditionnelle ne pouvait mettre en œuvre, et qu’Internet applique déjà [6].

 

La fin d’un modèle monopolistique et fédérateur

Cependant, les artefacts ajoutés à la télévision ne sont pas son seul facteur de mutation. De même qu’Internet consiste en une diversité proliférante de sites, la télévision amplifie son offre par la multiplication des chaînes nationales, puis par l’accès aux chaînes étrangères. Cette évolution bouleverse sa relation à l’audience, laquelle avait l’habitude de débattre à partir des contenus de sa programmation restreinte. Un facteur de cohésion sociale disparait au moment où naît un vecteur de lien social : l’accession immédiate aux réseaux démocratise la circulation des idées et créé des communautés d’intérêt.

 

Le temps de l’hyper choix

Dans cette ère qui succède à la privatisation des chaînes, la logique marchande et libérale tend désormais à prévaloir nettement sur le traitement journalistique avec la création des bouquets numériques puis le développement de la TNT. Pour Benoît Danard, cette nouvelle donne impose le passage d’une télévision de l’offre à une télévision de l’abondance : « Les opérateurs ont donc une approche économique où la recherche de la rentabilité et du développement est la priorité. Pour cela, ils sont à l’écoute des envies et des besoins des téléspectateurs [7]. »  Cette évolution laisse à penser que les producteurs et responsables de contenus vont céder au « goût moyen du public [8] » comme le redoute Jean-Noël Jeanneney qui invoque l’intervention de la puissance publique pour garantir la présence de programmes ambitieux et stimulants.

Par ailleurs, l’hyper-choix change fondamentalement la relation au média. Selon Ignacio Ramonet, alors directeur de la revue anti-impérialiste Le monde diplomatique, la démultiplication de l’offre télévisuelle déborde la capacité de disponibilité de l’individu. « C’est une télévision qui nous place devant une multitude de titres, écrit-il, et nous contraint à faire un choix très ciblé parce qu’on ne peut pas les acheter tous, et d’ailleurs, on n’aurait pas le temps de tous les lire [9]. » Avec cette atomisation de l’audience disparaît la notion de grand public. Pour Ramonet, la signification de cette évolution est ambivalente. Certes, elle a permis de ne plus être captifs d’une programmation restreinte dont l’impact justifiait le contrôle étroit des gouvernements successifs. En retour, elle prive la société d’un repère commun qui permettait de structurer le débat public et de mesurer l’évolution de l’opinion nationale. L’absence de discours central, dont les pouvoirs publics ont autant eu à répondre que les responsables des chaînes [10], « va empêcher un pouvoir politique de s’adresser à tout le pays, et en même temps, affaiblir la fonction de cohésion nationale de la télévision [11]. »

 

La décentralisation du discours

Le processus de dispersion de l’offre est accéléré par l’apparition du multimédia qui entraîne la concurrence des écrans et l’apparition de nouveaux usages.  « A la télévision, explique Ignacio Ramonet, le discours est pyramidal, centralisé, quelqu’un parle et les autres écoutent. Alors que par téléphone, il n’y a pas de discours centralisé. Chaque point peut communiquer avec tous les autres points du réseau. » D’autant que ce réseau ne rencontre en principe aucune limite et qu’à ce titre, il n’est soumis à aucune décision politique comme c’était le cas hier, même pendant le lancement des radios libres. Joël de Rosnay constate : « Nous sommes très loin de l’attribution des fréquences, de la nécessité de créer une station d’émissions de télévision ou de radio [12] ». Comme Ramonet, Joël de Rosnay estime que la logique centralisatrice engagée par la télévision ne prévaut plus.  Les acteurs sociaux doivent comprendre qu’Internet a créé une aire d’expression individuelle qui renouvèle les rapports : « Dans une société pyramidale, où l’information descend du haut vers le bas, en considérant tout le monde comme des numéros, des usagers, des contribuables, etc. tout à coup émerge la possibilité qu’il y ait des personnes. » Or la « mécanique des personnes », au contraire de celle des citoyens et des consommateurs, n’est pas encore connue [13]. Pour Hervé Le Cornec, Internet est en quelque sorte un correctif d’une télévision qui s’est dévoyée. Il offre l’opportunité de « créer du lien social », ce dont le secteur télévisuel, par le contrôle exercé sur ses programmes et la pression de la concurrence, n’a jamais été capable : « Les outils de dialogue servent à la socialisation, Internet y compris. En revanche, la télévision a souvent supprimé le dialogue entre les humains [14]. »

En ceci, Internet est à même de satisfaire non seulement les particuliers, mais aussi les agents de l’Etat désireux d’améliorer la communication de service public. Rédigé en 1994, un rapport officiel signale la nécessité de trouver un mode alternatif à la télévision pour diffuser les messages civiques et promouvoir les grandes causes sociales. Il lui reproche une « absence de feed back » qui pénalise l’épanouissement d’« une communication sociale de proximité [15] ». Avec Internet, il devient possible d’ancrer le discours dans la réalité locale du citoyen et d’obtenir en retour la remontée de ses doléances. La même année, Anita Rozenholc, chargée de mission à la DATAR, estime que l’usage interactif de l’écran peut être « conçu comme la moins mauvaise façon de démocratiser les discours », et contribuer de cette façon à la mission d’aménagement du territoire [16]. En 1997, Hervé Le Cornec souligne l’intérêt qu’Internet présente pour le secteur professionnel. C’est un « un outil de réduction des coûts de l’entreprise [17]  » permettant le télétravail ou la formation à distance. Selon lui, les jeunes ont déjà intégré ce potentiel. Un autre horizon se dessine cependant : celui de la création de communautés hors sol, qui se forment virtuellement en dehors de tout lien politique préétabli.

La mondialisation à l’œuvre, les promesses d’une communauté humaine sans frontière

Le nouvel environnement médiatique brise les frontières. La multiplication des canaux et le développement des débits a pour conséquence la fin des contrôles étatiques sur la diffusion des images : il est devenu très facile de capter des émissions étrangères, et internet multiplie la mise à disposition de contenus de tous horizons géographiques [18]. C’est d’ailleurs dans la même période, plus précisément dès 1995, que le terme de « mondialisation » entre dans le vocabulaire courant, comme le rappelle le professeur spécialiste de la communication Armand Mattelart [19]. Cette ouverture inouïe suscite deux types de réactions : l’espérance d’une communauté d’égaux que fortifie une communication horizontale continue, la crainte d’une société mondialisée exposée à l’anarchie faute de disposer d’une instance qui régule ses échanges.

 

L’horizon d’une société civile internationale

En accélérant l’effacement des frontières et la tendance à une uniformisation des repères culturels, la nouvelle donne communicationnelle favorise l’émergence d’une « conscience planétaire [20] », condition nécessaire pour que le rêve d’une « société civile internationale », qui se passe du cadre des Etats-Nations, prenne forme [21]. Conscient qu’Internet puisse être pris en main par les grandes compagnies comme Microsoft et Netscape, Jean-Claude Guédon espère néanmoins qu’il va pouvoir susciter « de nouvelles sociabilités, de nouvelles agrégations entre individus ; ce qu’on appelle des sociétés d’affiliation et non pas des sociétés d’appartenance [22]. » Une société d’affiliation suppose une démarche d’adhésion à un groupe, alors que le principe de la société d’appartenance est ancré sur l’héritage identitaire. Par Internet, il devient facile de réaliser et maintenir une relation dynamique au sein d’un groupe qui s’est fondé sur le consentement de chacun. Investie de cette façon, la technologie fait entrevoir une utopie dont elle réalise le site virtuel.  Françoise Calvez estime que l’usage global et égalitaire d’internet dessine les contours d’une « communauté humaine, harmonieuse et planétaire, où chacun s’appuie sur d’autres pour perfectionner ses connaissances aiguiser son intelligence [23] ». Le réseau, par son horizontalité et sa manipulation facile, aide à développer l’échange des savoirs et à en faire émerger une éthique sans cadre : c’est le « faire » quotidien d’internet qui entretient et affermit la société fraternelle espérée.

Jacques Blociszewski, alors responsable de la documentation et de la recherche sur les nouvelles technologies, souhaite que cette forme de communauté participative puisse se constituer en corps intermédiaire. Elle se donnerait des objets précis comme l’évaluation de la production télévisuelle en cours : « On peut avoir envie de créer des groupes conviviaux de réflexion et d’échanges, d’où naîtraient un véritable retour sur images, un partage des émotions et des idées, une analyse collective sur les modes de réception, où se diraient et se liraient les traces laissées dans nos vies et nos esprits par les films et les émissions. [24]». Cette réflexion émise en 1997 témoigne que la télévision continue alors de polariser le débat social : c’est son dispositif et ses contenus qui alimentent le forum citoyen qu’imagine Blociszewski, même si c’est par internet que celui-ci se développe.

Diffusion sans contrôle d’images virtuelles

Il n’en reste pas moins que l’impact et les nouvelles formes de communication qu’Internet suggère suscite des inquiétudes. Dès 1994, Philippe Quéau, directeur de recherche à l’INA, met en garde contre la menace que présente un internet sans cadre : citant son usage par des activistes qui ont subtilisé des programmes « d’encryptage » de la CIA pour les rendre libres d’accès, il constate que « dès aujourd’hui, le réseau Internet échappe à tout contrôle ; c’est un réseau des réseaux » qui permet de faire circuler en un temps très court des banques de données sur « l’ensemble de la planète [25] ». Ce discours qu’il a tenu dans le cercle spécialisé du collège iconique, il a l’occasion, un an plus tard, de le reprendre auprès du grand public. Dans l’émission « Ca se discute » dont le thème est l’anticipation de la vie quotidienne après l’an 2000, il décrit cet internet encore mal connu (en témoigne l’expression perplexe du présentateur qui l’écoute) comme un « réseau de non-droit, de non Etat, véritable danger pour la démocratie [26]».

Reflets d’une inquiétude montante, plusieurs voix appellent à la création d’une instance missionnée pour réguler ses flux et contenus. En 1996, dans l’émission « Bouillon de culture » intitulée « Internet : pour le meilleur ou pour le pire », le philosophe Paul Virilio estime à son tour qu’internet favorise l’émergence d’un espace de non-droit extraterritorial se plaçant au-dessus de la loi. Joël de Rosnay, également invité dans l’émission, pose l’alternative d’une régulation gouvernementale ou d’une auto-régulation. Virilio réagit : l’idée d’une auto-régulation est « dangereuse et totalitaire [27]».

Le besoin d’une autorité à même d’intervenir sur le réseau s’exprime avec d’autant plus de ferveur que le doute est désormais jeté sur la nature même des images qui y circulent. Philippe Quéau, encore, indique que le numérique permet de truquer les images sans difficulté, efface les frontières entre réel et virtuel, donne à distinguer les « images naturelles » des « images artificielles [28] ». Pour le professeur Edmond Couchot, l’imagerie virtuelle consiste en une purification du réel parce qu’elle ne peut figurer que ce « qui est modélisable », se distinguant en cela des images réalisées par les techniques traditionnelles de la photographie ou le film. Il n’en reste pas moins que la technique numérique donne le change, ses productions imitant « à s’y tromper » les représentations photographiques ou filmiques [29].

 

Dès lors que ces images, qui font foi sans être fiables, circulent librement, partout, et à l’initiative de chacun, à qui donner la responsabilité de fournir aux usagers les outils de décodage et de critique nécessaires pour les situer et les interpréter ? Puisque la constitution d’un CSA international appliqué à internet paraît inenvisageable, il revient aux instances éducatives, et en particulier à l’école, de remplir cette nouvelle mission publique d’éveil et de prévention.

Par Joël Danet – Laboratoire SAGE – UMR 7363 – Université de Strasbourg

[2] Eurêka – « Internet : l’anticipation » (titre donné a posteriori par l’INA) diffusé le 12 novembre 1969 sur Antenne 2, réal. Maurice Dugowson

[3] Joël de Rosnay, « Un changement d’ère » dans 25 images par seconde – L’après télévision, multimédia, virtuel, internet, Valence, 1996, p. 47.

[4] Eurêka – « Internet : l’anticipation », op. cit

[5] Jean-Claude Guédon, « les batailles d’internet » dans 25 images par seconde – L’après télévision, multimédia, virtuel, internet, Valence, 1996, p. 17-18.

[6] Jean-Charles Paracuellos et Pierre-Jean Benghozi, Télévision, l’ère numérique, La Documentation française, 2011, pp.70-72.

[7] Benoît Danard, « Les mutations de l’offre télévisuelle » dans Esprit, n°3-4, mars-avril 2003, p. 56.

[8] Jean-Noël Jeanneney, « Préface » de Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson, Histoire de la télévision française, Paris, 2012, p. 6.

[9] Ignacio Ramonet, « Une grande mutation » dans 25 images par seconde – L’après télévision, multimédia, virtuel, internet, Valence, 1996, pp. 17-18.

[10] Cette responsabilité directe a été mise en évidence par le scandale causé par la diffusion de l’émission Psy show en 1983 sur Antenne 2, lequel a suscité un débat à l’Assemblée Nationale où Georges Fillioud, secrétaire d’Etat à la communication a été interpelé.

[11] Ignacio Ramonet, op. cit., p. 18

[12] Joël de Rosnay, « Un changement d’ère » dans 25 images par seconde – L’après télévision, multimédia, virtuel, internet, Valence, 1996, p.52.

[13] Joël de Rosnay, op. cit., p. 59.

[14] Hervé Le Cornec, « Internet : l’outil social », dans Les cahiers de l’audiovisuel, n°11 – mars 1997, p.79

[15] Pierre Zémor, Le sens de la relation – organisation de la communication de service public, La Documentation française, Paris, 1990, p. 62.

[16] Anita Rozenholc, intervention dans le débat sur la télé-éducation « La télévirtualité » dans le colloque « Techniques / société-cultures : va-t-on vivre par écrans interposés ? » organisé par l’INA, mis en place à la Sorbonne, le 19 mars 1994, mis en actes dans actes dans Les cahiers du collège iconique, p. 86.

[17] Hervé Le Cornec, « Internet : l’outil social », dans Les cahiers de l’audiovisuel, op. cit., p. 79.

[18] Ignacio Ramonet, op. cit., pp 18-19.

[19] Armand Mattelart, « Généalogie des nouveaux scénarios de communication », dans 25 images par seconde, op.cit., p.36

[20] Armand Mattelart, op.cit., p. 39

[21] Mattelart, p 45

[22] Jean-Claude Guédon, op. cit., p. 120

[23] Françoise Calvez, « Principal pouvoir » dans 25 images par seconde, op.cit. p. 14.

[24] Jacques Blociszewski, « La parole et la mémoire » dans Les cahiers de l’audiovisuel, n°11 – mars 1997, p.65

[25] Philippe Quéau et Sally Jane Norman, « La télé-virtualité », actes des deuxièmes rencontres Sorbonne INA du 19 mars 1994, Techniques / société-cultures : va-t-on vivre par écrans interposés ?, août 1994, p. 45.

[26] Ca se discute – « Une journée de l’an 2005 : comment vivra-t-on après l’an 2000 ? » diffusée le 9 mai 1995 sur France 2, réal. Mathias Ledoux

[27] Bouillon de culture – « Internet pour le meilleur ou pour le pire » diffusée le 23 février 1996 sur France 2, réal. Elisabeth Preschey.

[28] Philippe Quéau et Sally Jane Norman, op. cit., p. 42

[29] Edmond Couchot, « L’image perspective », actes des troisièmes rencontres Sorbonne INA du 25 mars 1995, Le su et l’insu – Des images pour croire, des images pour savoir, juil. 1996, pp. 88-89.