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Décryptage

Penser les images : Le tournant des années 90 – Episode 2

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À la fin des années 90, un discours sur la fin du cinéma se développe, porté par de prestigieux « embaumeurs ».

Publié le 03/01/2020, Mis à jour le 27/06/2023

Le texte proposé ici est le deuxième épisode d’un article en trois épisodes :

Joël Danet – SAGE – DHVS – Université de Strasbourg

Cette recherche s’appuie sur les ressources et les fonds de l’INA Grand Est et de Vidéo Les Beaux Jours – membre Grand Est de la Cinémathèque documentaire. This research received funding from the European Research Council (ERC) The healthy self as body capital (BodyCapital) project under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme (grant agreement No 694817).

La fin du cinéma ?

Démultiplication des chaînes de télévision, émergence de l’internet, premiers contenus audiovisuels en direct sur les réseaux, arrivée des logiciels de montage audiovisuel… Dans les années quatre-vingt-dix, le secteur de l’audiovisuel est marqué par de nombreuses innovations déterminantes. Et le cinéma dans tout ça ? À la même époque, il en reste au support de la pellicule. Son histoire, aussi glorieuse qu’elle soit, en fait un art du passé. Cent ans à présent… La profusion d’hommages qui lui est rendue, orchestrée en France par l’Etat, lui fait courir le risque d’être muséifié. Pour certains penseurs et cinéastes, l’affaire est entendue : il convient de parler de fin du cinéma. « C’est normal qu’il s’arrête » assène Jean-Luc Godard dans un dialogue de son film Deux fois cinquante ans de cinéma français. Il est vrai que dès les années soixante, sa dynamique initiale s’est brisée avec le succès rapide et massif de la télévision. La situation a empiré dans les décennies qui ont suivi, si bien que dans les années quatre-vingt-dix, le cinéma est relégué dans les pratiques culturelles du passé. Le cinéma est non seulement concurrencé par la télévision, mais abîmé par elle quand elle diffuse ses films. Par ailleurs, sa diffusion est trop lourde, trop parcimonieuse pour soutenir le haut débit des nouvelles images. Et pour dire quoi, à présent ? Comment pourrait-il continuer d’alimenter la cinéphilie, passion d’hier ? Serge Daney, Jean-Luc Godard, Régis Debray, Paul Virilio… nombreux et prestigieux sont ses « embaumeurs », comme les a qualifié Agnès Varda. Sans doute le meilleur moyen pour le cinéma de contrarier leurs syllogismes funèbres a été de perpétuer sa production, donnant lieu à de nouvelles œuvres qui attirent le public et nourrissent le discours critique. Il reste que les débats suscités par le concept de fin du cinéma ont permis de mettre en perspective les mutations de l’environnement audiovisuel et de favoriser l’analyse de tous les types d’images qui ont désormais cours. Il reste aussi que ce discours pessimiste, voire crépusculaire, a fait réagir dans le sens inverse : dans la sphère de la culture s’est fait jour la nécessité d’aller au-delà de la fête et de l’hommage déférent, de défendre la culture cinématographique d’hier et d’aujourd’hui et garder intacte la magie de la projection en salle. Une série d’actions ambitieuses en éducation à l’image, fondées sur le souci de transmettre sa culture, se sont mises en place, stimulées en quelque sorte par le refus de donner raison aux penseurs de la fin du cinéma.

 

Le centenaire du cinéma : films en hommage et discours funèbres

Le discours sur la fin du cinéma qui se développe en 1995 met à profit l’événement du centenaire pour mieux se faire entendre. Relayés par les revues, les documentaires, les programmes de télévision, à l’occasion d’un entretien ou d’une communication, les intellectuels et les artistes qui en sont responsables émettent des idées similaires, comme s’ils avaient constitué un réseau autour de cette préoccupation. S’appuyant sur la baisse des chiffres de fréquentation, ils mettent en cause un manque de soutien public et plus profondément, la mutation culturelle qui a fait perdre au cinéma son rang et ses sens initiaux. D’autres figures du cinéma tentent de relativiser ce point de vue, en particulier celles qui sont directement impliquées dans la célébration du centenaire. Elles défendent par leurs propos et leurs productions l’idée d’un avenir possible pour le cinéma, conditionné par la connaissance intime de son glorieux passé.

 

« Fin de fiesta » : un marché en péril

La fin du cinéma est une idée qui hante les années 90. Sa mort serait l’issue logique de son histoire compte tenu de la place que lui accorde désormais l’environnement culturel et médiatique. En premier lieu, fin du cinéma comme industrie du spectacle qui attire les foules. En France, le nombre d’entrées dans les salles sur un an est passé de 400 millions au début des années 50 à 110 millions au début des années 90. Autre sujet d’inquiétude : les investissements dans la production par de grands groupes comme Bouygues, Canal Plus-Studios, ou Hachette. Si leur implication permet de mieux soutenir le film français devant l’offre américaine, elle menace la diversité de la création par leur origine et leur logique commerciale. Interrogé en 1991, Dominique Wallon, directeur du CNC de 1989 à 1995, met en garde contre des solutions économiques qui fragilisent le cinéma indépendant de moins en moins à même de « travailler en dehors d’un accord avec un des groupes financiers » et des chaînes de télévision qui diffusent les films. Certes, poursuit Wallon, la France est le pays qui donne le plus grand nombre de premiers films de jeunes réalisateurs, et où le nombre de réalisatrices est proportionnellement le plus élevé. Mais il insiste : soumis à ces nouveaux rapports de financement, les producteurs de ces films éprouveront les plus grandes difficultés à « garder une marge d’autonomie [1] ».

La télévision est mise en cause à plusieurs titres dans le déclin conjoncturel du cinéma. En premier lieu, elle lui a fait une concurrence fatale. David Kessler, directeur général du CNC de 2001 à 2004, rappelle que l’amorce de la « désertification des salles » est concomitante avec « l’émergence et la multiplication des écrans de télévision » depuis le début des années 70 [2]. La télévision rivalise avec le cinéma, elle abîme ses films. Dès 1983, François Truffaut lui reproche un traitement qui appauvrit l’image et banalise le rapport à l’œuvre : « La télévision a pulvérisé les mythes, détruit les stars et rompu le charme. La généralisation de la couleur a fait régresser la qualité des images, elle a rendu la lecture des films à la fois plus simple et moins envoûtante… [3]». Dans les années 90, la conjoncture empire. Désormais, la fragilisation du cinéma est intensifiée par la diversification du secteur audiovisuel. En 1993, Serge Kaganski lie « le grand débat d’époque sur la fin du cinéma » à « la toute-puissance de la télévision, de la vidéo et de l’informatique [4] ».

Ce « grand débat d’époque » qui anime alors la vie intellectuelle, implique la presse, les instances culturelles dédiées, les cinéastes eux-mêmes dans un échange d’analyses et de jugements passionnés. Il invite à dépasser le simple constat économique : que reste-t-il de la capacité du cinéma à produire des œuvres qui éblouissent et font aussi réfléchir sur l’époque, qui réconcilie le loisir populaire avec l’exigence artistique ? En 1992, dans un numéro hors-série de L’express intitulé « Le cinéma, 100 ans, 100 films », le critique Raymond Borde remarque : « La fréquentation s’effondre, de nombreuses salles ferment, l’exploitation se concentre et les grands circuits de distribution deviennent les maîtres d’un marché en péril [5]. » Si ce constat lui inspire une impression de « fin de fiesta » et de « désenchantement », Raymond Borde affirme néanmoins qu’à ses yeux, le cinéma maintient son niveau de qualité globale : « Le bilan artistique de ces dernières années est aussi brillant que celui de la période classique. » Aux yeux de Serge Daney, autre grande figure de la critique, ce bilan est plutôt décevant. L’auscultant inlassablement, il y voit les signes répétés d’une grandeur initiale perdue. L’enjeu artistique se double de celui de la réception : pour Daney, le spectateur ne fait plus du cinéma une clé pour s’expliquer le monde et soi-même, mais une manière de décorer le quotidien en le laissant à sa surface : « Le cinéma n’est pas tellement entré dans la vie des gens, affirme-t-il dans un dialogue avec Philippe Garrel en 1991. Il est rentré dans leur musée imaginaire ou sur les murs de leur vidéothèque [6]. » Un an plus tard, Daney, comme hanté par le sujet, revient sur l’inéluctable et constant déclin du cinéma qu’il pressent depuis dix ans. « Je le soutiens mordicus, insiste Serge Daney, le cinéma disparaît et peut-être depuis très longtemps. Il disparaît en tant qu’art, passion, lieu de débat et tout simplement en termes de fréquentation de salles [7]. » C’est le cinéma comme culture qui est ici en jeu. La cinéphilie qu’il a connue, dont il a fait sa vie, invitait à dédier son existence à un art, à risquer sa sensibilité au contact de celle des autres, faisant de la conversation et de la lecture des expériences fécondes. Chez Daney, tout ce qui fait l’actualité du cinéma « n’est plus » ou alors « est moins », ce qui lui plaît « reste » ou « est encore ». Paroles d’« ancien combattant », est-il près de reconnaître. Ce discours pessimiste va connaître une ampleur inédite au moment du centenaire du cinéma. Mettant le doigt sur la plaie, il invite à ne pas être dupe d’une communication officielle qui en fait le prétexte d’une célébration cache-misère et vide de sens.

 

Un centenaire polémique

En 1995, le centenaire du cinéma est l’occasion de promouvoir son patrimoine et de défendre ses nouvelles productions. Mais en le mythifiant, les opérations de célébration [8] justifient le discours crépusculaire dont il fait l’objet depuis le début de la décennie. En insistant sur les films de légende et les stars qui ponctuent son histoire, elles lui font courir le risque d’une muséification, voire d’une mise au tombeau. Prendre acte de son âge avancé, c’est rappeler qu’il n’est plus le vecteur d’expression moderne et innovant qu’il a été jusque dans les années soixante, c’est même prendre le risque d’entretenir l’image d’un art dont l’histoire est désormais close. Certes, certaines réalisations motivées par le centenaire ont cherché à exprimer le contraire en l’orientant vers l’avenir. Ainsi le documentaire de Martin Scorsese et Michael Henry Wilson, produit par le British Film Institute et diffusé en 1995, Un voyage avec Martin Scorsese dans le cinéma américain. Le réalisateur y parle amoureusement et intimement du cinéma comme d’un trésor de films, de styles, de personnages qui s’est constitué au fil de son histoire et qu’il faudrait transmettre aux générations futures pour qu’elles s’en inspirent et poursuivent son aventure. De même avec Les enfants de Lumière, pendant français de l’hommage de Scorsese au cinéma des États-Unis. Son réalisateur Pierre Philippe s’emploie aussi à établir le lien entre passé et présent du cinéma par un « hommage des cinéastes d’aujourd’hui aux cinéastes du siècle [9]. » De même encore, et de façon plus voyante, avec Les cent et une nuits de Simon Cinéma, film commandé à Agnès Varda par l’association Premier siècle. Mobilisant une distribution prestigieuse, dont Michel Piccoli alors président de cette même association, Agnès Varda choisit le registre de la fiction. La « farce » qu’elle met en scène se joue avec des personnages vieux et jeunes qui personnifient la confrontation du passé du cinéma avec son avenir, « puisqu’on n’arrête pas de dire que le cinéma va mal, mais qu’il y a un nombre incroyable de jeunes qui ont envie d’en faire [10] ».

Toutefois, ces discours volontaristes se doublent souvent d’un sentiment d’appréhension. Dans le numéro des Cahiers du cinéma qui lui est consacré en 1996, Martin Scorsese adresse un questionnaire aux « cinéastes d’aujourd’hui avec lesquels il se sent en affinité » (John Woo, Olivier Assayas, Abel Ferrara…). Or, par sa première question, Scorsese montre qu’il a pris à son compte les discours sur l’avenir incertain du cinéma : « Où va le cinéma ? demande-t-il à ses pairs. Tend-il à disparaître, se réinvente-t-il pour mieux renaître, ou vit-il une période de mutation [11]? ». De même, en précisant que son « film est en fait un pied de nez à tous les embaumeurs du cinéma [12] », Varda témoigne de l’impact acquis par les sentences de ceux qui, pourtant animés par un même amour du cinéma, ont décidé de bouder la fête.

 

« C’est normal qu’il s’arrête »

Parmi ces « embaumeurs », Jean-Luc Godard, figure incontournable de la pensée du cinéma. Dans ces années quatre-vingt-dix, il a cherché, par ses interventions et ses œuvres à mettre en crise l’idée même de son avenir. Le centenaire, par la mobilisation médiatique qu’il a occasionnée, lui a donné l’opportunité de donner une résonance optimale à son discours funèbre. Deux fois cinquante ans de cinéma français qu’il a co-réalisé avec Anne-Marie Miéville est destiné à nourrir la polémique suscitée par l’orchestration des festivités à l’échelle nationale et européenne. Ni un hommage au cinéma, ni une commémoration, ni une célébration, ce film, également diffusé en 1995, ne doit pas moins sa production au centenaire puisqu’il est le fruit d’une commande du British Film Institute faite à ce titre. Pour Didier Coureau, Deux fois… évoque « la nostalgie d’un cinéma qui ne sera plus, la tristesse face à un cinéma qui se renouvelle si peu, ou si mal [13]. » Mais le propos de Godard dépasse « l’état de l’art » cinématographique. Son film prend directement à parti une politique culturelle qui célèbre le cinéma sans se donner les moyens de le soutenir. Michel Piccoli y joue un rôle essentiel, comme dans le film de Varda. Mais ici, il n’a pas le beau rôle : il ne lui est plus demandé de personnifier le cinéma mais d’incarner la politique culturelle qui l’encadre en tant que président de l’association Premier siècle. Dans une longue séquence filmée dans un restaurant, le réalisateur, mis en présence de Piccoli, s’en prend à l’idée du cinéma que véhicule sa célébration officielle. « Tu ne dis pas pour Don Quichotte ‘c’est un vieux livre’, lui assène-t-il. Tu ne dis même pas ‘c’est un vieux roman’. Tu prends un Griffith ou un Napoléon de Gance, tu dis ‘c’est un vieux film’. » A l’image, le visage de son interlocuteur est empreint de désarroi. L’ambassadeur du cinéma institué par l’Etat se montre incapable d’entrer dans le débat, comme s’il ne l’avait pas anticipé. Godard, implacable, ajoute : « Il était mortel, le cinéma. Et c’est normal qu’il s’arrête [14] ».

 

La mise en procès des nouvelles formes d’images

Pour comprendre les motivations d’un tel discours « décliniste » sur le cinéma, il faut revenir sur les inquiétudes qu’inspirent les nouveaux types d’images qui lui font concurrence. Elles naissent autant de leurs procédés de fabrication que de leur mode d’intervention auprès du public. Ces productions de l’ordinateur donnent lieu à des retouches et des substitutions d’une étonnante subtilité qui font perdre au film le crédit documentaire qu’il pouvait avoir. D’autre part, débordant le champ médiatique traditionnel, mises en réseau et disponibles en permanence, jouant sur le direct et l’instantané, elles prennent de vitesse le cinéma et invitent à se passer de ses représentations. Par ce fait même, ces images numérisées et programmées engagent un rapport fondamentalement différent au réel de référence, s’émancipant de sa continuité et de ses imprévisibles soubresauts.

 

Usages des images : l’ère du soupçon

Vie et mort de l’image, documentaire diffusé cette même année 1995, adapte le livre éponyme de Régis Debray paru trois ans plus tôt. Mieux que d’en épouser la réflexion, il implique Debray dans l’écriture des commentaires et la mise en forme des entretiens. Comme le livre, le film s’emploie à décrire l’évolution de la place de l’image dans la culture occidentale depuis la grotte peinte jusqu’à l’écran de l’ordinateur, mais il insiste particulièrement sur ce dernier aspect. Sa dernière séquence, évoquant les récentes mutations dans les technologies de fabrication et de diffusion des images, fait état, en même temps que de leur prolifération et de leur consommation intensifiée, d’une difficulté grandissante de leur donner crédit. Désormais, les logiques idéologique et médiatique se conjuguent pour entraîner les consciences vers un état de sidération permanente. D’une part, les trucages que la photographie ou le film subissent ou peuvent subir jettent le soupçon sur leur capacité à témoigner du réel. D’autre part, l’image est devenue la pièce maîtresse d’un environnement de communication qui sature le paysage culturel. Pour illustrer cette perte de confiance dans l’image comme élément d’information, Vie et mort de l’image enchaîne des échantillons de JT récents qui sont autant d’exemples de la mise en échec du souci journalistique de rapporter les faits par le film :

  • la mise en scène de l’exhumation d’un charnier à Timisoara, en Roumanie, visant à faire croire à un fait de répression par le régime de Ceausescu
  • la mise en scène de la Guerre du Golfe considérée par le discours officiel des Etats-Unis, donnant lieu à une déréalisation des faits de guerre sous l’aspect d’un jeu vidéo
  • la mise en scène propagandiste des terroristes islamistes par les vidéos d’Al-Qaïda abondamment relayées par les chaînes occidentales

Le film évoque ensuite l’irruption de l’image de synthèse qui sert la production de divertissement et l’imagerie scientifique. Pour Godard, « tout est fabriqué, l’image ne sera plus une preuve », c’est la mémoire qui est menacée par des images qui la remanient ou l’effacent. Cette capacité de faire trace n’est plus garantie nulle part. A la question que lui pose Régis Debray : « Le cinéma aurait alors à charge la morale de l’image ? », le cinéaste répond : « Il en a été le dernier représentant [15]. » Godard comme Daney avait estimé que, par les images rapportées par les opérateurs militaires lors de la libération des camps de concentration, le cinéma avait contribué à édifier l’histoire de la Shoah [16]. C’est cette confiance dans le film comme document que menace l’usage des représentations virtuelles. Intervenant à son tour, Philippe Quéau, ancien directeur de l’INA, appuie cette affirmation par une parole d’expert en image de synthèse. Analysant ses possibles usages, il anticipe le trucage généralisé qui en résultera : « La confusion nous menace. On peut faire passer ces images truquées en direct. On peut dans l’action réelle créer des fictions qui auront parfaitement l’apparence de la réalité et bien malin seront ceux qui sauront distinguer cette frontière entre virtuel et réel [17] ».

 

Iconocratie et fin du monde

Pour d’autres philosophes, il s’ajoute à la menace de trucage des images celle de leur diffusion sous le mode d’un direct permanent et multipolaire que le traditionnel champ médiatique ne structure plus. Dès 1993, Marie-José Mondzain évoque un envahissement par l’image « de la vie publique et désormais de la vie privée », donnant lieu à un « langage iconique planétaire ». Certes, admet-elle, nous pourrions considérer ce langage comme celui dont ont rêvé les penseurs universalistes au temps des Lumières. Son développement offrirait dès lors l’opportunité d’unir les esprits autour d’un dialogue commun, émancipé des barrières culturelles qui isolaient les uns des autres. Mais, ajoute-t-elle, il est plus à craindre que ce recours systématique et global aux images entraîne une « colonisation des esprits par une iconocratie dominante [18]. » Quatre ans plus tard, Virilio prend acte de « cette soudaine surexpostion multimédiatique » comme un processus à même de déclencher la « fin du monde ». Le nouvel environnement de communication constitue une mutation culturelle sans retour, qui rompt avec les repères acquis. « Ce n’est pas la télévision qui m’a donné le sentiment de fin du monde. C’est la téléconférence, et puis les technologies nouvelles comme Internet [19]. » Rejoignant Marie-José Mondzain, Virilio estime que ce recours massif aux images va devenir le moyen exclusif de nourrir l’intelligence collective. Puisque l’image séduit et capte l’attention mieux que toute autre forme de discours, les mises en forme qu’elle propose prévalent sur les autres. C’est par elle, et par le choix de la facilité auquel elle invite, que s’acquiert désormais la connaissance. « Peut-on légitimement croire que l’affichage de connaissances encyclopédiques, qui constitue la base même du cédérom ou du réseau Internet, pourra longtemps résister à la puissance de l’imagerie animée ? Sur la Toile comme ailleurs : ‘Une image vaut mieux qu’un long discours’ (…) La seule manière pour la masse d’accéder à l’économie de l’information-monde sera, comme toujours, par l’imagerie [20]»

Image calculée et sortie du cinéma

Comme Paul Virilio, le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli met en garde contre l’accélération de la circulation des images que les nouveaux média favorisent. Il y voit une nouvelle forme de pouvoir au service du marché. Ce rythme et ce débit qu’ils imposent pénalisent le cinéma devenu incapable de le soutenir à plus d’un titre. « Il faut du temps pour tourner, explique Comolli dans un entretien qu’il donne en 1996. Il faut du temps pour fabriquer un film, il faut même trop de temps pour voir un film (…) C’est ce qui explique en grande partie que le cinéma soit devenu marginal, qu’il soit séparé de la sphère médiatique. Tout simplement parce qu’il ne va pas assez vite. Il n’est pas capable de prendre en charge l’accélération du temps réel qui est à l’œuvre aujourd’hui dans nos sociétés. » En plus du tempo de leur diffusion, Jean-Louis Comolli met en cause le mode de fabrication des nouvelles images, leur nature numérique. Selon lui, elles engagent un rapport au réel de référence qui diffère fondamentalement de celui que le cinéma a construit, précipitant de cette manière la « sortie du cinéma » et de « l’inscription vraie » que représente le champ filmique. « Qu’est-ce qui se passe dans l’imagerie de synthèse ? On supprime la caméra et les corps réels du même coup, en mettant au point des programmes qui vont dessiner des images, c’est-à-dire des corps et des décors sur un ordinateur [21]. » Comolli nous rappelle que le calcul des images permet de contourner deux enjeux propres à la création cinématographique telle que la détermine l’invention des Lumière. D’une part, le hors champ. « Filmer, c’est précisément ne pas filmer une grande partie de ce qui serait filmable. Mais qui de n’être pas filmée n’en est pas moins sur la même scène que la caméra. Voilà ce qui n’a plus lieu dans l’image calculée. » D’autre part, le réel dans tous ses états, cette imprévisibilité résiduelle des événements que capte la caméra au moment du tournage et qui contribue à façonner le plan qui en résulte. « La scène cinématographique est toujours, d’une manière ou une autre, pénétrée par les poussières du réel, elle n’est pas étanche. Et c’est ça qui disparaît dans l’image de synthèse [22]. »

La même année, dans le film Un voyage avec Martin Scorsese dans le cinéma américain, le cinéaste abordait avec circonspection la généralisation de l’usage des trucages numériques dans la post-production des films. Il remarquait que l’effet produit par la mise en scène d’une foule résultant de la duplication à l’infini d’un groupe limité de figurants ne se substituerait jamais au charme ressenti devant la foule réelle qu’un péplum a rassemblé sur le plateau de son tournage. Tant il est vrai que le grain du réel échappe à tout programme.

Comment expliquer l’émergence soudaine de ce faisceau de discours crépusculaires au sujet du cinéma ? Nous avons évoqué sa santé économique déclinante, la concurrence globalisante des images nées de nouvelles technologies. Il n’en reste pas moins que la continuation du cinéma, par les œuvres nouvelles qui se sont succédées et le développement de nouveaux réseaux de salles, a suffi à démentir les affirmations de cette époque sur sa fin imminente. Il semble qu’elles sont nées d’un désir commun qui s’est manifesté au sein d’une même génération, par des personnes réunies par l’aventure de la cinéphilie qui s’est développée après-guerre. Les penseurs ou cinéastes qui en sont responsables ont cherché à surmonter de cette manière leur désarroi devant une évolution culturelle qui a fondamentalement changé sans qu’ils y aient contribué. Dès lors, n’ont-ils pas cherché à transformer en vérité universelle un constat d’ordre personnel ? Ce cinéma qu’ils ont tant aimé, n’ont-ils pas décidé sa mort du moment qu’ils ne l’aimaient plus tel qu’il est devenu ? Sous l’intelligence aigüe du raisonnement pointe un chagrin irraisonné d’amant déçu.

Il n’en reste pas moins que dans ces mêmes années quatre-vingt-dix, des initiatives visent à dépasser cette pensée mortifère en cherchant à promouvoir la culture cinématographique auprès du jeune public. C’est en 1994 qu’est née l’association Les enfants du cinéma, laquelle se donne pour tâche de « faire découvrir aux enfants de beaux films classiques mais également des œuvres contemporaines projetés en copies-cinéma, dans une vraie salle de cinéma [23]. » Un an plus tard commence l’aventure de Cinéma, cent ans de jeunesse, opération élaborée au sein de la Cinémathèque française qui permet « à des jeunes de 6 à 18 ans de vivre une expérience unique de cinéma alliant découverte des films et pratique [24]. » Comme si cette musique obsessionnelle sur la fin du cinéma avait, au prix d’une prise de conscience, créé un salutaire sursaut.

Par Joël Danet – SAGE – DHVS – Université de Strasbourg

[1] « Stratégie – entretien avec Dominique Wallon » réalisé par Serge Toubiana dans Les cahiers du cinéma, mai 1991, n°443-444, p. 69.

[2] « La politique du CNC, une stratégie adaptée à la société des écrans ? – entretien avec David Kessler » dans Esprit, mars-avril 2003, p. 86.

[3] François Truffaut, « André Bazin nous manque » dans Dudley Andrew, André Bazin, 1983, p. 14

[4] « Badminton » dans Les Inrockuptibles, n°47, juillet 1993.

[5] « La naissance d’une nation » par Raymond Borde dans L’express, hors-série n°1, 1992, p. 9.

[6] « Philippe Garrel – Serge Daney, dialogue » dans les Cahiers du cinéma, n°443 / 444, mai 1991, p. 61.

[7] « Le cahier à spirales », entretien avec Serge Daney par Arnaud Viviant, dans Les Inrockuptibles mars/avril 1992, p. 86.

[8] A Paris particulièrement, et dans différentes régions de France, le centenaire donne lieu à la mise en place de rétrospectives, de projections de prestige, d’expositions et mêmes de pièces de théâtre. Par ailleurs, il est décidé à l’occasion de restaurer des copies comme la version couleur de Jour de fête de Jacques Tati.

[9] « Morceaux choisis » par Pascal Mérigeau dans Le Monde, numéro spécial de janvier 1995 : « Le siècle du cinéma », p. XIV.

[10] « Les visiteurs de Monsieur C… » entretien de Michel Piccoli et Agnès Varda par Jean-Michel Frodon dans Le Monde, numéro spécial de janvier 1995 « Le siècle du cinéma », p. XIV.

[11] « Cinq questions posées par Martin Scorsese » dans Les cahiers du cinéma, n° 500, mars 1996.

[12] Voir note 8.

[13] « Lettre aux aveugles » par Didier Coureau dans Limelight, n°39, juin 1995.

[14] 14:10

[15] 69:35

[16] Serge Daney aborde longuement la question dans le documentaire Propos d’un passeur réalisé en 1993 par Philippe Roger, réagissant aux images filmées par Georges Stevens à Dachau en mai 1945.

[17] 86:25

[18] « Espace iconique et territoire à gouverner » par Marie-José Mondzain dans Les cahiers du collège iconique, Bry-sur-Marne, 1993, p. 7.

[19] « Le krach visuel » par Paul Virilio dans 25 images par seconde – La télévision fragmentée, actes de la rencontre organisée à Valence sous le même titre, 1997, p. 162.

[20] « Le krach visuel », voir note 18, p. 163.

[21] « Un cinéaste et sa ville, entretien de Jean-Louis Comolli par Jean-Paul Gorce et Odile Saint-Raymond dans Espaces et sociétés, n°86, 3/ 1996, p. 34.

[22] « Un cinéaste et sa ville… », p. 35.

[23] Site de l’association Les enfants de cinéma.

[24] Site de Cinéma, cent ans de jeunesse.