Points de vue sur l’éducation aux images
logo sinspirer
Retours d’expériences

Ateliers : Comment prendre en compte les émotions des participants ?

Partager

Comment réagissent les artistes intervenant·e·s lorsque les émotions des participant·e·s débordent ? Premiers éléments de réponse, à travers l’expérience de trois intervenant·e·s.

Publié le 27/11/2020, Mis à jour le 26/04/2023

L’expérience artistique, que l’on se place du côté de la réception ou de la création, est souvent liée aux émotions : celles qu’un film, un tableau, un morceau de musique, feront naître en nous. Elles sont liées à nos vies personnelles, aux épreuves que nous traversons, à notre éducation ou à notre culture. Elles adviennent quand nous nous trouvons dans une salle de cinéma, au musée ou au spectacle, mais aussi au sein des ateliers de pratique artistique. Comment réagissent les artistes intervenant·e·s lorsque les émotions des participant·e·s débordent ? L’article ci-dessous propose de mettre en lumière une réflexion en cours, à travers l’expérience de trois intervenant·e·s travaillant à Marseille et dans les Bouches-du-Rhône.

Les émotions : un sujet complexe au cœur des questionnements éducatifs

Sciences de l’éducation, neurosciences, éducation au cinéma : les émotions sont devenues, ces dernières années, un sujet d’études important, bien au-delà de son champ matriciel, la psychologie. Les publications scientifiques sur le sujet sont nombreuses, questionnant et pointant tour à tour les liens existants entre émotions, apprentissages et éducation et l’impact des émotions dans les apprentissages (facilitateur ? frein ?). Dans le domaine de l’éducation au cinéma, on pourra citer, en 2012, l’intervention de Carole Desbarats sur la capacité du cinéma à susciter l’avènement d’émotions démocratiques chez les élèves-spectateurs, et donc son possible rôle dans la formation à la citoyenneté. Mais dans le champ du politique, pourtant, la journaliste Anne-Cécile Robert, dans un article du Monde diplomatique daté de 2016, met en garde contre les effets d’une « stratégie des émotions » qui régulerait la vie politique en participant d’une infantilisation des citoyens. Quand on s’en tient au registre des émotions, on n’est pas dans le registre de l’action, soutient-elle. Le résultat de cette stratégie serait donc que les citoyens soient privés de réflexion et de débat, et nous condamne à être maintenus dans le registre du ressenti. Ce contexte, ainsi posé, permet de comprendre pourquoi cette question apparaît aujourd’hui dans le champ de l’éducation au cinéma, qui est sans cesse traversé par des enjeux très divers (enjeux de remédiation scolaire, de lutte contre le décrochage, éveil à la citoyenneté, développement d’une sensibilité aux arts, fabrication de futurs spectateurs etc.).

Mais comment définir, au juste, une émotion ? Ici, on considérera que les émotions peuvent être regardées en tant que phénomènes affectifs dotés d’une double caractéristique : d’abord ils sont intenses et relativement brefs, ensuite ils sont reliés à un objet, que l’on peut identifier – les émotions portent sur quelque chose, sur quelqu’un, sur une situation. Elles sont liées à notre état général, à notre humeur du moment, ou encore à notre tempérament.

 

Le point de vue de trois artistes intervenant·e·s

Artistes avant d’être intervenant·e·s, ils/elles sont photographes, vidéastes ou cinéastes. Leur pratique  auprès de différents publics, est le plus souvent bricolée, au sens de Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’un jeu permanent de tentatives, de propositions, de remises en cause, sans que jamais ne s’établisse un savoir-faire qui serait définitif. Cette « science du concret », ils/elles la réajustent en permanence à la réalité de leur terrain. Aucun intervenant, parmi ceux avec qui j’ai pu évoquer cette question, ne m’a répondu de prime abord : « Ah oui, cette question des émotions elle est bien entendu centrale dans notre travail ». Tous ont mis du temps à répondre à mes sollicitations, tous ont eu besoin de quelques jours de réflexion avant de pouvoir engager une discussion.

 

Lisa Lucciardi

Lisa Lucciardi est photographe et vidéaste, diplômée de l’ENSP d’Arles en 2009. Depuis dix ans, elle anime de nombreux ateliers de cinéma et de pratique photographique, avec des publics très différents, allant d’enfants suivis en CMPP à des étudiants en art, en passant par des adultes en dispositif d’insertion. Elle enseigne aujourd’hui les arts plastiques en collège. Elle précise d’emblée qu’en tant qu’intervenante, elle ne « cherche » pas à faire advenir des émotions. Pour elle, la prise en compte des émotions va se jouer à un endroit très particulier du travail : celui où les personnes sont amenées à créer. Mais elle revient d’abord sur un atelier mené en CMPP en 2015/2016, ayant démarré le lundi suivant les attentats de novembre 2015. Elle avait commencé sa séance par un travail sur les différents usages de l’image, revenant avec les enfants sur les images télévisuelles qu’ils avaient pu voir à la suite des attentats. Une grande confusion et un désarroi régnaient dans le groupe sur ce qu’ils avaient pu voir, plusieurs enfants évoquant des images d’horreur, faisant allusion à des « têtes explosées ». Lisa, déconcertée par les descriptions faites par les enfants, avait longuement parlé avec eux de ces images, et était parvenue à établir qu’ils faisaient référence aux visages « floutés » lors de leur diffusion télé, comme il fut alors l’usage dès que le corps d’une victime des attentats était montré. De cette première rencontre avec ce groupe, Lisa retient que « l’émotion devient alors une manifestation qui permet de se rendre compte de quelque chose ». En l’occurrence, de la difficulté des enfants à percevoir une manipulation faite dans les images elles-mêmes. Dans ce même atelier, elle a ensuite été confrontée à des situations qu’elle qualifie de « débordement d’émotions », qui sont alors devenues un support de travail aussi bien pour elle que pour les soignants du CMPP. « En atelier de création » explique-t-elle, « on demande des choses très difficiles aux gens. On leur demande de créer, et ils pensent qu’ils doivent apporter une réponse, en adéquation avec des attentes ». Et cela peut être très inhibant, voire frustrant, surtout si on n’a jamais eu de pratique artistique. Des émotions très vives peuvent advenir. Elles sont la manifestation de freins, qui, si on ne les explore pas, empêchent le travail. Comment arriver à dépasser, par exemple, la colère liée au sentiment de « ne pas savoir » dessiner ? Ou l’exaltation liée à une expérience de création ? Avec une classe de collégiens, on retrouve le même phénomène, mais s’y ajoutent également les enjeux interpersonnels du groupe classe, qui préexiste au travail de l’enseignant. Mais en définitive, la question qui se pose toujours, en atelier ou en classe et quand il est question de pratique artistique, c’est celle, pour le public, de trouver un espace de liberté dans le cadre qui est proposé.

© Hugo Bousquet

Hugo Bousquet

Hugo Bousquet est cinéaste et anime des ateliers de réalisation, plutôt du côté de la fiction, depuis 2016, aussi bien avec des écoliers qu’avec des adultes amateurs. Pour lui, la seule chose qui importe quand on évoque la question des émotions, ce sont les émotions esthétiques. Et par définition, rien de ce qui advient dans ce domaine n’est maîtrisable. Au départ de ses ateliers, il met toujours en jeu ses propres goûts et ses propres émotions de spectateur, en proposant aux participants de visionner des films, ou plus souvent des extraits de film. « En les montrant à d’autres » explique-t-il « on espère qu’ils vont ressentir eux aussi quelque chose ». On ne sait pas bien quoi au juste, mais c’est un point de départ pour un échange avec le groupe. Et éventuellement une réflexion sur la mise en scène, la réalisation. Mais ce n’est pas une fin en soi, plutôt un moyen d’entrée dans la réflexion collective sur une œuvre : après avoir mis en commun ce que le film nous fait ressentir, on peut se demander ensemble : « Comment c’est fait ? C’est quoi, cette mise en scène qui nous fait ressentir ça ? ». Concernant son expérience, il relate que ce n’est pas la même chose selon qu’on travaille avec des enfants ou des adultes, car les grands ont tendance à formuler un jugement à partir de leurs émotions, alors que les plus jeunes le font moins. « Le seul cas où on va tenter de maîtriser les émotions (et même là, on n’est sûr de rien), c’est si on travaille sur des genres cinématographiques : la peur, la comédie… (…) Là on va réfléchir directement à la manière dont le cinéma peut fabriquer les émotions ». Mais tout cela, explique-t-il ensuite, ça reste quand même un point de départ pour une réflexion de nature artistique. Il ne s’agit jamais pour lui de susciter des émotions sur des sujets de société ou sur des questions morales, « Ce n’est pas ma manière de travailler, et cela me semblerait même problématique de le faire, car on serait alors dans une forme d’instrumentalisation du cinéma, ce qui ne me va pas du tout ».

 

Didier Nadeau

Didier Nadeau est photographe, il vit et travaille à Marseille, où il anime des ateliers de photographie et de vidéo depuis une quinzaine d’années. Pour répondre à la question posée, il explique avoir eu besoin de se remémorer deux ateliers dans lesquels il n’était pas intervenu, mais avait participé en tant qu’observateur. Il évoque d’abord les émotions du groupe de manière générale : il remarque que les émotions, avec leurs manifestations de joie, de colère, des rires, adviennent plus facilement quand le cadre de l’atelier semble plus libre. « Quand le cadre n’est pas très tenu, le groupe réagit beaucoup plus, ça bouge ». Pour lui, il y a deux types de moment liés aux émotions : d’abord lorsque le groupe réagit à une photographie ou à un film qu’on lui fait découvrir. Ensuite l’émotion qui naît du travail lui-même. Dans les deux cas, il a pu observer émotions positives ou négatives. Il explique : « On ne peut rien anticiper, rien prévoir sur cette question-là. Et surtout, on ne peut pas toujours identifier les causes. Quand il y a une réaction forte, une sur-réaction du groupe face à un film, on est obligé de travailler dessus ». Cela arrive en particulier quand on montre au groupe le résultat de son travail (par exemple un premier montage de film). « Les émotions adviennent quand il y a une certaine insécurité, quand les élèves ne savent pas où ils vont ». Est-ce quelque chose de positif, de bénéfique pour l’atelier, cette insécurité ? Oui, même si c’est plus compliqué à gérer, ça peut être intéressant. Ce qu’il remarque également, c’est que dans un groupe où les élèves ont des difficultés à verbaliser les problèmes, les émotions et leurs manifestations sont plus fortes, les relations plus tendues. Mais toutes les émotions fortes ne sont pas associées à des réactions vives : dans une salle de cinéma avec huit classes, il peut y avoir des réactions très vives, mais aussi des moments très silencieux, lourds de sens sur ce qui se passe pour les élèves. Dans sa pratique, il ne réagit jamais sur le coup. « Ce qui apparaît très compliqué, c’est de réagir en direct à une émotion, en général on y revient plus tard ». Sans doute pour, pourrait-on ajouter, laisser le temps aux affects de faire le chemin vers une certaine intériorité.

© Didier Nadeau

Au fil de la discussion, nous identifions deux nœuds : « Concernant le cinéma, en soi il joue déjà sur nos émotions. Nous, spectateur, on est déjà soumis à ça – à l’émotion un peu « forcée » par la direction qui nous est donnée dans le film. Alors même que l’éducation à l’image quelque part cherche à lutter contre ça ». Ensuite, ce que l’on remarque tous deux, c’est que les enseignants sont en général inquiets lorsque ces manifestations adviennent, et que ce sont parfois aussi des moments de recadrage, y compris entre intervenant et enseignant. Les images, comme le montrent les différentes querelles, tout au long de l’histoire, font aussi l’objet d’une méfiance, notamment en raison de leur capacité à émouvoir.

Une difficulté des acteurs de l’éducation à l’image et au cinéma ressort donc à l’issue de ces entretiens sur la prise en compte des émotions : d’un côté, nos ateliers proposent de mettre en partage notre goût pour les images, fixes ou en mouvement, et les émotions de spectateur qu’elles peuvent susciter. De l’autre, nous sommes amenés à travailler avec les publics sur un enjeu de liberté face aux images qui parfois nous font violence. Sans qu’on puisse apporter ici une réponse à cet état de fait paradoxal, on peut conclure en rappelant que les artistes intervenants ont la capacité de pouvoir passer d’une posture éducative à l’autre, en raison de la liberté qui leur est bien souvent laissée en atelier, en dehors de tout programme et de tout impératif de réussite.