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Décryptage

Les attentats dans les médias : le jeu de la terreur

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Quel traitement les médias adoptent lors d’événements dramatiques ? En janvier dernier, la télévision, concurrencée par internet mais tenue par sa charte déontologique, n’en a pas moins trouvé les moyens de surenchérir.

Publié le 02/03/2015, Mis à jour le 07/05/2023

Les attentats du 7 au 9 janvier ont remis au premier plan la question du traitement médiatique de tels événements. Dès l’annonce de la tuerie à Charlie Hebdo, deux vidéos étaient mises en ligne sur Youtube, l’une consacrée au départ en voiture des tueurs à la sortie du journal, l’autre filmant la mise à mort d’un policier froidement abattu boulevard Richard Lenoir. Concurrencée par internet mais tenue par sa charte déontologique, la télévision n’en a pas moins trouvé les moyens de surenchérir, sur le terrain qui lui est habituel : la transformation de l’information en grand spectacle.

Mais quelles images choisir de montrer ? La réponse s’est faite en deux volets : d’une part, dès l’identité des tueurs connue, les photos des frères Kouachi sont apparues sur tous les écrans de télévision et d’ordinateur, comme une sorte de point nodal, un gouffre d’ombre aspirant les peurs et les questions. D’autre part, la traque des tueurs pendant 48 heures a donné lieu à une mise en scène digne de CNN, du côté des chaines d’information en continu comme des chaines généralistes qui ont annulé leurs programmes habituels.

BFM TV, le 9 janvier 2015 (capture d’écran)

BFM TV, le 9 janvier 2015 (capture d’écran)

« On se croirait dans un film » : l’expression est venue aux lèvres de beaucoup, et de fait c’est bien à la fabrication d’une fiction que l’on assistait, comme une façon d’exorciser le réel et sa charge traumatique. Mais là encore, quelles images montrer alors qu’il n’y a rien à voir ? Travellings en voiture sur une autoroute pluvieuse en Picardie, panoramiques balayant l’horizon à Dammartin, ces plans n’auraient pas dépareillé dans un film de Duras ou des Straub, n’était le bagout des journalistes et des experts pour meubler ces heures d’attente et ces plans vides. Pourtant, ces plans remplissaient bien leur fonction dramaturgique, en faisant monter la pression et le désir de voir. Désir largement récompensé par le double siège de l’imprimerie de Dammartin et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, la mise en scène de l’événement recourant jusqu’au split-screen spectaculaire des films d’action.
Cette mise en scène, on l’a beaucoup dit, jouait d’une certaine manière le jeu des terroristes puisqu’elle contribuait à les héroïser, à les élever au rang de martyrs. En revanche, entendre au téléphone leur voix calme et maîtrisée rappelait que ces terroristes étaient simplement des hommes réels, certes fanatisés, mais pas des héros de fiction. Faut-il simplement en déduire que le son est moins suspect de fausseté que l’image ?

Les médias n’ont cessé d’afficher les visages des trois terroristes, même après qu’ils aient été identifiés. Que voyait-on ? Un Noir et deux personnages « de type maghrébin ». Ces images revenaient en boucle sur les écrans, façon de  fabriquer des effigies, des icônes de la terreur, avec une typologie sous-jacente. On répond moins à un besoin d’information (en quoi voir le visage de ces hommes informe-t-il ?) que de spectacle ambigu, qui vise à transformer des visages en faciès.
Or, comme le note la philosophe Marie-José Mondzain, ces personnes ont « passé leur vie à se masquer et à voiler leurs femmes, dans des stratégies d’invisibilité et de clandestinité qui redoublent la disparition dont ils ont d’abord été victimes de par leur effacement dans la société française. […] Dans toute l’histoire coloniale puis de l’immigration, de tels visages ont été des visages de clandestins. Ils voyagent en se cachant. Ils ne sont découverts que morts. Ils ont été frappés par un continuel non-droit à l’image. Et tout cela s’inverse quarante-huit heures durant à la télévision » : « ils passent tout à coup dans un régime spectaculaire de héros meurtriers ». « Alors que leur culture est marquée par la méfiance voire le refus à l’égard des images, ils deviennent les maîtres des images. Ils répondent, en veux-tu en voilà, à la demande des iconolâtres. Ils appellent au téléphone le moteur de la visibilité : BFM-TV, pas l’AFP. Ils médiatisent et théâtralisent. »

Photo du 11 janvier 2015 par Stéphane Mahé (Reuters)

Photo du 11 janvier 2015 par Stéphane Mahé (Reuters)

Quel contrechamp ?

Face à ces icônes, le seul contrechamp qui s’est imposé a été un carré noir avec une formule, le fameux « Je suis Charlie ». C’est sur ce fond noir (le noir pouvant être considéré comme l’absence totale d’image), et dans des mots, que les réactions de souffrance et de colère ont trouvé à se fondre et s’incarner. Le noir, ou la foule : ce sont les regroupements des jours suivants sur lesquels les médias ont pris appui pour fabriquer un contrechamp aux icônes de la terreur, pour donner une image de ces Français traumatisés. Et ces manifestations ont été traitées iconographiquement sous l’angle de la dissémination ou du symbole collectif comme dans ces photos reprenant La liberté guidant le peuple de Delacroix.
Cette réponse est aussi une réponse idéologique : il faut bien fabriquer un grand tout commun et unifiant, propre à se dresser contre la barbarie de quelques-uns. Et quelle image donner de ce grand Tout ? La foule si nombreuse qu’on décide de ne plus la compter ; le noir, qui n’est pas que la couleur du deuil, mais devient aussi l’image sans image qui s’oppose aux icônes de la terreur.

D’un côté donc, un rideau qu’on baisse noblement sur le chagrin et la stupeur, irreprésentables. De l’autre, une abondance d’images réservées aux terroristes, avec tout ce qu’il y a de jouissance régressive dans cette spectacularisation donnée en pâture à nos bas instincts. Comment s’étonner alors de voir se bâtir des théories fantaisistes de mensonge et de complot ? Car à force de fricoter avec le langage de la fiction et du spectacle, l’image peut devenir suspecte. Comme le relève le journaliste François Jost, « les internautes se sont mis à examiner avec minutie les détails des photos pour y déceler des contradictions avec ce qu’ils appellent la « version officielle ». Du changement de couleurs des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi en deux moments différents, ils concluent qu’il y a eu deux voitures sans savoir que deux rétroviseurs chromés changent de couleur en fonction de la lumière réfléchie. De deux mains rapprochées de Coulibaly au moment où il sort de l’Hyper Cacher, ils concluent qu’il était menotté… Preuve que la réalité est fausse et que les médias cachent la vérité. C’est le dernier paradoxe du direct à l’ère de l’information en continu : alors qu’il nous met en contact constant avec notre monde, celui dans lequel se déroulent les événements, il n’en montre jamais assez pour convaincre ceux qui ne veulent pas croire. »

En jouant le jeu de la terreur et de la stigmatisation, les médias ont fabriqué une fiction. Ce n’est pas qu’une histoire d’audimat, c’est aussi un levier idéologique efficace dans la fabrique de l’opinion. Mais ça reste une fiction, qui comme telle, peut être contredite. Dans la bataille des images, on risque toujours gros à transformer le réel en spectacle.

Par Gaël Lépingle, réalisateur et intervenant en atelier de pratique artistique (février 2015)

Voir aussi

  • Entretien vidéo avec Marie-Josée Mondzain :

Première partie : après Charlie, « Nous devons faire appel aux forces de la création »

Deuxième partie : notre monde a fait de l’image « un enjeu d’émancipation, mais aussi un enjeu de disqualification, de mercantilisation, d’héroïsation perverse ».