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Retours d’expériences

Expériences spectatorielles de l’audiodescription : entre immersion et mise à distance

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Loin de se réduire à une simple aide technique, l’audiodescription peut transformer les expériences cinématographiques des spectateur·rices en situation de déficience visuelle et représenter un vecteur d’immersion et de transmission émotionnelle.

Publié le 15/12/2025, rédigé par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès.

Mis à jour le 16/12/2025

Qu’éprouve-t-on face à un film lorsque la vue n’en est pas le repère central ?
Les expériences des spectateur·rices en situation de déficience visuelle démontrent que le cinéma peut s’écouter, se ressentir et s’imaginer autrement que par la vue.
En interrogeant leurs expériences cinématographiques, parfois médiées par le dispositif d’audiodescription, c’est notre rapport collectif aux images, aux espaces de projection et à la place accordée à la diversité perceptive qui se trouve remis en question.

Face aux narrations complexes, l’audiodescription peut faire la différence

Selon les spectateur·rices interrogé·es dans le cadre de mon mémoire de recherche, certaines œuvres nécessitent davantage de médiation des éléments visuels que d’autres. Une spectatrice explique : “Il y a des films où l’audiodescription va rajouter que 5 % à la compréhension. Alors que pour Star Wars [1], l’audiodescription c’est 100 % !”. Pour les films aux nombreux effets spéciaux, au montage rapide ou ceux dont la narration est elliptique, comme c’est souvent le cas au sein du registre de la science-fiction ou du thriller, l’absence d’audiodescription peut rendre l’expérience des spectateur·rices confuse, voire hermétique comme le spécifie un autre spectateur. :“Il y a des films qui réclament moins d’audiodescription, mais avec d’autres je suis plus en difficulté, parce qu’il y a plein d’éléments qu’on ne comprend pas.”

Cette inégalité d’accès à certaines dimensions de l’expérience cinématographique renvoie à la diversité de façon dont une œuvre peut être appréhendée, au gré des perceptions sensorielles de chacun·e.

Le rôle clé de la description d’éléments visuels et du vocabulaire employé

Les versions audiodécrites (VAD) peuvent aussi orienter activement l’attention des spectateur·rices vers des détails spécifiques des films, rendant perceptibles des nuances de jeu, des dynamiques de mise en scène, ou encore des effets de perspective qui participent à l’expressivité du film. Un spectateur indique par exemple : “Ce que j’apprécie le plus, c’est la description des visages, la description des corps et du comportement, des gestes, des acteurs.” Ces indices visuels peuvent aider à se figurer les identités des personnages, leurs émotions, leurs relations ou les tensions entre eux, autant d’éléments essentiels à l’immersion narrative et sensorielle au sein des œuvres.

Une spectatrice, évoque quant à elle une expérience marquante liée à la mention d’un changement de point de vue visuel dans un film, où la voix de l’audiodescription précisait : “Tout d’un coup, telle personne devient toute petite vue d’en haut.” Ainsi, lorsque les versions audiodécrites prennent en compte ces éléments de mise en scène, elles peuvent permettre aux spectateur·rices en situation de déficience visuelle de s’immerger dans l’univers du film.

De plus, l’attention portée aux éléments visuels au sein des versions audiodécrites peut devenir un vecteur d’enrichissement lexical et cognitif, comme le décrit un spectateur : “J’ai découvert des trucs grâce à l’audiodescription. Il y a des mots que je connaissais pas ! Je pouvais me demander “Cette attitude-là, comment je l’interprète moi visuellement ?”” Il cite l’exemple d’une personne “interdite”, une expression courante mais difficile à se représenter sans la voir.

Ce constat rejoint l’expérience de la réalisatrice de versions audiodécrites Méryl Guyard, qui a été confrontée à la description de scènes de danse dans le film En Corps de Cédric Klapisch [2]. Ne connaissant pas les termes techniques de cet univers, elle a dû mener une recherche approfondie pour restituer les mouvements de façon fidèle, tout en restant accessible au grand public: “Je connais aucun terme de danse […] donc je n’ai pas mis que des termes techniques […]. Ceux qui comme moi, ne savent pas ce que c’est qu’une pirouette, ça va rien leur dire que je dise ça sans arrêt.” Ce travail témoigne du rôle actif des réalisateur·rices de versions audiodécrites, qui doivent non seulement transmettre fidèlement ce qui est montré à l’image, mais aussi adapter leur langage au registre des films et à leurs publics supposés. 

Ce rôle est d’autant plus crucial car les cinéastes et les scénaristes ne participent généralement pas à la rédaction de la version audiodécrite de leurs films. Les réalisateur·rices des versions audiodécrites et les relecteur·rices en situation de déficience visuelle deviennent alors les garants de la vision artistique des créateur·rices.

Une responsabilité importante, qui peut toutefois mener à des tensions lorsque l’interprétation proposée s’éloigne trop de l’intention des créateur·rices de l’œuvre originale. C’est ce qui s’est récemment produit pour le cinéaste franco-tchadien Mahamat-Saleh Haroun, qui vient d’achever le film Soumsoum, la nuit des astres, attendu en salle en 2026. À la découverte de la version audiodécrite, réalisée par un prestataire de la société de post-production française Titrafilm, il s’aperçoit de la présence de ce qu’il juge être des contresens narratifs, des termes racialisants et des clichés culturels [3].

Le réalisateur dénonce non seulement une interprétation erronée de son œuvre, mais aussi le principe induisant que, l’auteur.ice d’une version audiodécrite, reconnue juridiquement comme auteur·rice de son texte, puisse imposer aux spectateur·ices en situation de déficience visuelle, sa propre lecture d’un film au détriment de celle du cinéaste et du scénariste. Son expérience met également en lumière l’absence d’implication des cinéastes dans le processus de création des versions audiodécrites, et la nécessité urgente d’ouvrir un débat éthique sur l’audiodescription, en sa qualité de médiation sensible façonnant les expériences de publics marginalisés.

La voix comme moteur de la transmission émotionnelle

Pour que l’immersion au sein des œuvres soit réussie, la qualité de l’interprétation de la version audiodécrite est déterminante. Elle peut alors disparaître en tant que dispositif technique pour devenir une composante artistique harmonieuse dans l’expérience cinématographique. C’est précisément ce que mentionne une spectatrice interrogée : “Moi, de toute façon, je considère que si j’arrive à perdre conscience que je suis en train d’écouter un film audiodécrit, c’est que l’audiodescription est parfaite.” Pour elle, l’audiodescription du film Le Comte de Monte-Cristo est un exemple réussi : “C’était pas trop neutre mais c’était pas surjoué, c’était vraiment bien. Et en plus, on ne se moque pas, mais il n’y avait pas de fautes de syntaxe !”. 

Une autre spectatrice ajoute un autre niveau d’appréciation : celui de l’adéquation entre le ton de la voix des interprètes et l’atmosphère émotionnelle du film. Elle évoque une scène marquante d’un film : “Il y avait eu quelque chose de très dur, et puis la voix a dit « un rayon de soleil » etc… Et moi il m’a semblé que la voix suivait un peu l’atmosphère. […] J’ai trouvé que c’était chouette, que je sentais vraiment le soleil.” Le pouvoir évocateur de la voix, lorsqu’il est justement dosé, peut donc renforcer la sensorialité du film.

À l’inverse, certaines versions audiodécrites peuvent échouer à susciter l’immersion des spectateur·rices au sein des œuvres à cause d’un style inadapté ou d’une interprétation maladroite. Une spectatrice m’a partagé une expérience troublante à l’égard de l’audiodescription du film Emilia Perez [4]. L’absence de ponctuation perceptible et le ton monotone de l’interprète rendaient l’audiodescription particulièrement artificielle qu’elle a recherché son identité sur Internet pour vérifier qu’il s’agissait bien d’un humain… Ce type de déconnexion entre la voix et l’univers filmique peut donc briser l’illusion narrative et empêcher l’implication émotionnelle des spectateur·rices au sein des œuvres.

Quand l’essor des voix de synthèse divise

La crainte de cette spectatrice n’est pas infondée, puisque les versions audiodécrites de films et de séries peuvent également être narrées par des voix de synthèse. Actuellement, il n’existe pas d’étude recensant précisément le taux de VAD narrées par des intelligences artificielles sur les plateformes de streaming ou au cinéma. Mais ces pratiques séduisent les producteur·rices par leur rapidité et les économies faites sur le coût de la main d’œuvre nécessaire à la réalisation d’une version audiodécrite. 

Cette approche industrielle, qui permet effectivement de multiplier le nombre d’œuvres audiodécrites et donc développer leur accessibilité auprès des personnes en situation de déficience visuelle, peut sembler pragmatique mais elle divise fortement les publics concernés. Si certain·es spectateur·rices pour qui la priorité reste l’accessibilité se montrent conciliant·es, pour une majorité d’usager·ères rencontré·es, le reproche est clair : les voix artificielles empêchent l’immersion. Une spectatrice résume ainsi son malaise : “Ça me dérange beaucoup les voix de synthèse, justement parce que c’est robotique. Il faut qu’on sente qu’il y a un peu de cœur !”. D’autre part, la saturation liée à l’usage quotidien des technologies d’assistance faisant appel à des synthèses vocales contribue à cette lassitude comme le souligne l’un des spectateur·rices : “Rien ne va remplacer une vraie voix. J’écoute ma synthèse vocale toute la journée… Le soir, j’en peux plus.”

Partis pris narratifs des versions audiodécrites

Si l’audiodescription constitue un dispositif de médiation sensible précieux pour certain·es spectateur·rice·s en situation de déficience visuelle, l’harmonie de son intégration au sein des films n’est pas toujours simple. Un enjeu récurrent dans la réalisation de versions audiodécrites concerne le traitement des actions soudaines, comme un coup de feu, une chute ou une porte qui claque. Faut-il décrire l’action avant qu’elle se produise à l’image ou après coup ? Ce choix peut influencer la perception que les spectateur·rices en situation de déficience visuelle ont de certaines scènes. Une spectatrice explique préférer que l’audiodescription n’anticipe pas sur le récit : “Les premières audiodescription on entendait “il claqua la porte” et BAM ! Et donc on avait l’émotion avant. Ou “il lui tire dessus” et on sait qu’il est mort et ensuite on entend le coup de feu.” À l’inverse, Méryl Guyard revendique une approche différente, assumant effectuer une description préalable à l’événement sonore, dans un souci de continuité narrative : “Moi, je suis plutôt de l’école de dire avant et le son illustre ce que dit la phrase. […] Si tu entends une porte claquer, et qu’on te dit “il sort”, en fait c’est comme si tu revenais en arrière.” 

Ainsi, le traitement de ces actions soudaines cristallise un débat autour de l’audiodescription, opposant l’importance de préserver la surprise du récit à celle d’assurer une continuité narrative fluide, deux approches qui impactent différemment les expériences des spectateur·rices en situation de déficience visuelle.

Au-delà des choix narratifs, des soucis techniques peuvent altérer la fluidité de l’expérience cinématographique. Une spectatrice évoque une situation dans laquelle la VAD précédait l’action à l’image en raison d’un dysfonctionnement de la synchronisation du son du film avec celui de l’audiodescription, diffusée depuis l’application mobile Greta : “L’audiodescription était trop en avance et ça empiétait sur les paroles. […] Ça chevauchait les dialogues, à une seconde près. C’était vraiment pénible”.

 

Quand un mauvais mixage sonore brouille l’expérience des spectateur·rices

Le mixage sonore entre la version audiodécrite et la bande-son originale du film, loin d’être un simple détail technique, conditionne directement la compréhension et le confort d’écoute. 

En salle de cinéma, la voix de l’audiodescription est diffusée dans un casque individuel, indépendamment du mixage perçu par le reste du public. L’enjeu pour les ingénieur·es du son consiste à maintenir un rapport constant entre la voix de la version audiodécrite et la bande-son, afin que les spectateur·rices n’aient pas à ajuster le volume en permanence.

Sur les plateformes de streaming, à la télévision ou en DVD, le défi est différent : la voix de l’audiodescription est directement intégrée au mixage du film. Si la méthode paraît plus efficace, plusieurs spectateur·rices m’ont rapporté qu’il y a des cas où le mixage est raté. L’un d’elleux s’est notamment plaint de la qualité des contenus audiodécrits diffusés sur la plateforme Netflix : “Ils sont mal mixés, la voix synthétique coupe la bande-son du film, donc c’est complètement haché, c’est vraiment très désagréable…”

Malgré les progrès accomplis, ces limites de synchronisation et de mixage rappellent que l’audiodescription reste un dispositif tributaire d’exigences techniques. Pour certain·es, ces imperfections sont suffisamment gênantes pour renoncer à utiliser l’audiodescription en salle, un paradoxe pour un outil censé rendre le cinéma plus accessible.

Certain·es spectateur·rices en situation de déficience visuelle font le choix de se passer du dispositif d’audiodescription

Durant cette étude, plusieurs individus en situation de déficience visuelle ont affirmé ne pas faire systématiquement usage du dispositif d’audiodescription lors de leurs venues au cinéma, et ce même lorsqu’il est proposé. Plusieurs facteurs personnels et techniques peuvent influencer ce choix.

Avant notre rencontre, une spectatrice m’avait déjà confié par mail qu’elle n’utilisait jamais l’audiodescription en salle. Lors de l’entretien, elle m’explique s’appuyer sur son mari, qui lui décrit oralement les éléments visuels du film. Une médiation humaine qu’elle préfère largement à l’usage d’un casque, qu’elle associe à une sensation d’isolement. Autre obstacle : l’audiodescription via des applications mobiles nécessite un smartphone… dont elle ne dispose pas. “Je suis l’une des rares personnes de la terre à ne pas avoir de smartphone”, plaisante-t-elle. Une remarque moins singulière qu’elle ne le croit : une autre personne rencontrée dans le cadre de cette enquête était dans la même situation, rappelant que les outils numériques restent, pour certain·es, un frein majeur à l’accès aux versions audiodécrites.

Une scène observée en janvier 2025 au cinéma UGC Montaudran illustre ce phénomène. Venue acheter deux billets pour Un Ours dans le Jura [5], une femme refuse le Fidelio (boîtier, équipé d’une prise jack, permettant de brancher un casque audio pour écouter la VAD du film pendant la séance) proposé pour son mari malvoyant. “Je préfère lui décrire moi-même”, explique-t-elle. 

 

Ces expériences individuelles résonnent avec les résultats de l’étude Homère [6], menée entre 2021 et 2022 auprès de 1 865 personnes en situation de déficience visuelle en France métropolitaine. L’enquête révèle une grande diversité de pratiques : seul un quart des répondant·es utilisent systématiquement l’audiodescription au cinéma, tandis qu’environ deux cinquièmes n’y ont jamais recours. Ce rejet est loin d’être marginal. On remarque même une corrélation en fonction de l’âge des spectateur·rices. Les 16–59 ans, plus habitués aux outils numériques, déclarent y recourir beaucoup plus souvent que les plus de 60 ans, moins enclins à adopter de nouveaux dispositifs techniques.

Comme le rappelle le sociologue Fabien Granjon, l’adoption d’une technologie dépend autant des habitudes, des représentations et du rapport au monde des usager·ères que de son efficacité technique. L’audiodescription n’échappe pas à cette règle : son usage repose sur un ensemble de facteurs sociaux, culturels et personnels.

Dès lors, l’enjeu de l’accessibilité ne se résume pas à multiplier les dispositifs. Il s’agit de concevoir des solutions adaptées aux pratiques réelles des publics, en associant professionnel·les du cinéma, concepteur·rices, institutions et personnes concernées. Une politique inclusive doit reconnaître la pluralité des manières d’être spectateur ou spectatrice et admettre que la technologie ne remplacera jamais totalement le lien humain, mais qu’elle peut le compléter, si elle est pensée avec et pour celles et ceux qu’elle entend servir.

Par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès, en service civique au sein du festival Cinélatino au pôle des actions culturelles et scolaires.

[1] Lucas, Georges. Star Wars. Lucas Film Ltd., 1977, 121 minutes.

[2] Klapisch, Cédric. En Corps. Studiocanal, 2022, 120 minutes. 

[3] “Imaginaire raciste, une exception culturelle française ?” A Voir, à Lire , CNC, consulté le 29 Novembre 2025

[4] Audiard, Jacques. Emilia Perez. Page 114, 2024, 132 minutes.

[5] Dubosc, Franck. Un ours dans le Jura. Gaumont, 2024, 113 minutes.

[6] Étude nationale sur la déficience visuelle : Homère, Fédération des aveugles de France, 6 Mai 2024. 

Vers des expériences cinématographiques inclusives : au cœur des perceptions des spectateur·ices en situation de déficience visuelle, une série d’articles en 3 parties par Valentine Canal