Exploration des pratiques cinématographiques des personnes en situation de déficience visuelle et du rôle de l’audiodescription, pour repenser la figure de spectateur·rice et promouvoir une culture plus inclusive.
Publié le 15/12/2025, rédigé par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès.
Mis à jour le 15/12/2025
“Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir” [1] C’est ainsi que la réalisatrice française Agnès Varda décrivait sa démarche artistique. Mais quid des expériences des personnes qui sont partiellement ou totalement privées du sens visuel ? Comment se définissent leurs expériences de spectateur·rices, défiant l’étymologie du terme, signifiant littéralement “celui qui a l’habitude de regarder” en latin ? De quelle manière les spectateurs·rices en situation de déficience visuelle perçoivent les œuvres cinématographiques et plus globalement participent à l’expérience culturelle et sensible du cinéma?
Déficience visuelle et cinéma : repenser la notion de spectateur·ice
Avant d’aborder les expériences de spectateur·ices de cinéma en situation de déficience visuelle, il est important de préciser ce que recouvre la notion de déficience visuelle. L’enjeu n’est pas de classer ou d’opposer les publics en fonction de leurs caractéristiques physiques, mais, pour reprendre la formule des psychologues Anna-Rita Galiano et Serge Portalier, souligner que les personnes aveugles ne sont pas “des voyants à qui il manquerait la vue” [2], mais des individus diversifiés avec leurs propres univers perceptifs.
Les situations de déficience visuelle peuvent être liées à de multiples causes (cataracte, DMLA, glaucome, rétinopathie diabétique…) et leurs effets varient selon l’âge d’apparition ou la présence d’autres pathologies. La dernière enquête de recensement menée en 2005 estimait qu’il y avait 1,7 million de personnes en situation de déficience visuelle, dont 207 000 aveugles [3] en France métropolitaine. Cependant, ces chiffres méritent d’être maniés avec précaution puisqu’ils reposent sur des déclarations subjectives datant d’il y a vingt ans et ne prennent pas en compte les habitant·es des territoires d’outre-mer.
Ces données permettent de saisir l’ampleur et la diversité des situations de déficience visuelle mais ne disent rien de la façon dont ces publics appréhendent des pratiques culturelles populaires telles que le cinéma. Cette institution culturelle, sociale et économique est en constante évolution, mais laisse encore dans l’ombre une dimension sensorielle essentielle : la manière dont l’expérience cinématographique se transforme lorsque la vue n’en constitue plus l’axe central.
Pour les spectateur·rices en situation de déficience visuelle, l’expérience repose sur d’autres modalités perceptives. Dans un dispositif qui sacralise le regard, leurs pratiques interrogent. Comment s’approprient-iels des espaces conçus pour s’immerger au sein d’œuvres cinématographiques ? En interrogeant ces pratiques, c’est l’idée d’un spectateur universel qu’il faut déconstruire, au profit d’une vision plus inclusive : celle d’un art qui se partage entre des publics aux sensibilités et aux modes de perceptions multiples.
L’audiodescription comme dispositif de médiation cinématographique
Au cours de leurs expériences cinématographiques, les spectateur·rices en situation de déficience visuelle peuvent faire appel au dispositif de médiation cinématographique d’audiodescription. Concrètement, la version audiodécrite d’un film est une voix off qui s’insère entre les dialogues et la bande son. Elle fait état de tous les éléments importants à la compréhension du récit uniquement perceptibles visuellement (gestes, expressions du visage, décors…) afin de renforcer l’immersion des spectateur·rices au sein du récit.
L’audiodescription, née aux États-Unis dans les années 1970 et introduite en France à la fin des années 1980, s’est développée grâce à des initiatives associatives, à des innovations technologiques et aux évolutions du cadre légal. La création de la version audiodécrite d’un film s’inscrit dans un parcours rigoureux, combinant exigence artistique, expertise sensorielle et contraintes techniques, tout en étant tributaire d’enjeux économiques et logistiques qui impactent sa diffusion en salle et au-delà. Si depuis 2020 la présence d’une version audiodécrite est obligatoire pour qu’un film obtienne l’agrément “films français” délivré par le CNC, l’accès à ce dispositif reste inégal selon les médias de diffusion, soulignant la nécessité de lutter pour davantage d’inclusion culturelle.
La diffusion de l’audiodescription en salle de cinéma peut être assurée par deux types de dispositifs. D’une part les casques et boîtiers Fidelio de la marque Doremi fournis par les salles de cinéma, utilisés par 83 % des mono-écrans et par une majorité de multiplexes [4].
Il s’agit d’un récepteur portatif muni d’une prise jack pour y brancher des écouteurs, conçu pour que les spectateur·rices puissent accéder aux versions audiodécrites des films en salle Ce dispositif est cependant voué à disparaître car sa maintenance n’est plus assurée par l’entreprise Doremi. Les appareils qui tombent en panne ne peuvent donc plus être remplacés [5].
Dispositif Fidelio, notamment proposé au sein du cinéma UGC Montaudran
D’autre part, les applications mobiles comme TWAVOX, Greta ou La Bavarde. Elles synchronisent automatiquement la version audiodécrite du film téléchargée au préalable sur le smartphone des spectateur·rices durant la projection en salle grâce au micro du téléphone, puis diffusent l’audiodescription dans les écouteurs des usager·es.
Le choix du matériel par les exploitant·es des salles dépend de leur coût, de la quantité requise, des besoins des spectateur·rices et de leurs modalités de maintenance. Ainsi, selon le rapport Accessibilité et Cinéma, environ 59 % des établissements cinématographiques de France métropolitaine proposent au moins une salle équipée pour offrir des séances en version audiodécrite. Cependant, la fréquence de ces séances reste limitée : seulement 36 % d’entre eux organisent une projection de film disponible en audiodescription au moins une fois par semaine.. [6]
Les coulisses du travail de recherche située : posture, terrain et méthode
Cette série d’articles s’appuie sur mon mémoire de recherche réalisé dans le cadre d’un master 2 en Médiation culturelle et Études visuelles à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, entre octobre 2024 et juillet 2025 [7]. Avant d’entrer dans le cœur du sujet, il m’a semblé nécessaire de clarifier la position depuis laquelle j’écris, car, comme le rappelle la théoricienne Donna Haraway, tout point de vue est situé [8].
Le cinéma occupe une place très importante dans ma construction sociale et sensible avant d’être un objet d’étude académique. J’ai été élevée dans une famille recomposée, chacun de mes parents était abonné à Canal + et avait l’habitude d’organiser plusieurs fois par an des sorties au multiplexe de Perpignan. Adolescente, j’ai continué à aller au cinéma plusieurs fois par an et j’ai regardé beaucoup de films sur des sites de streaming illégaux… Étudiante, j’ai écumé le rayon DVD de la médiathèque de Reims avant de travailler un an au sein de l’UGC Ciné Cité Les Halles à Paris puis l’UGC Montaudran à Toulouse. Actuellement, je suis en service civique au sein du festival toulousain Cinélatino et j’espère poursuivre ma carrière professionnelle auprès de publics de cinéma.
Si le cinéma est mon centre d’intérêt principal, je ne suis cependant pas en situation de déficience visuelle. Ma position me confère un rôle d’observatrice externe des réalités des personnes qui sont au cœur du sujet, avec tous les biais que cette situation implique. La plupart de mes échanges avec les personnes concernées se déroulaient dans le cadre très codifié de mon emploi d’agente d’accueil dans les cinémas UGC, un environnement peu propice à instaurer la proximité nécessaire pour recueillir des récits personnels. Ainsi, tout comme la sociologue Myriam Winance, spécialisée dans les approches sociales du handicap, je me suis demandée “si je n’étais pas concernée par le handicap, étais-je légitime pour enquêter, pour analyser, pour écrire ?” [9].
J’ai choisi de poursuivre mes recherches autour de cette thématique car j’ai compris au fil des discussions avec les personnes que j’ai rencontrées, des lectures que j’ai pu faire et des observations que j’ai conduites qu’il était bien question de s’intéresser à des enjeux de diversité perceptives et sensorielles au sens large. Il me paraissait donc très intéressant de conduire cette recherche notamment compte tenu de ma position d’étudiante en médiation culturelle le jour et d’agente d’accueil dans un cinéma la nuit, qui m’a offert des outils à la fois théoriques et pratiques pour m’intéresser à ces thématiques.
Au total, j’ai mené 6 entretiens avec des personnes en situation de déficience visuelle, trois femmes et trois hommes, âgés de 32 à 65 ans vivant en France métropolitaine, dans des zones rurales et urbaines. Deux sont en activité professionnelle, deux sont sans-emploi et deux sont retraités. L’ensemble de ces personnes sont aveugles et parmi elles, quatre le sont de naissance. En ce qui concerne leur fréquentation des salles de cinéma, quatre d’entre elles sont des spectateur·rices “occasionnel·les”, une est une spectatrice “régulière” et l’une d’entre elles est un·e spectateur·rice “assidu·e” selon les critères du CNC [10]. Cinq d’entre-elles font partie des 300 jurés des Marius de l’audiodescription, une cérémonie annuelle organisée depuis huit ans qui récompense la meilleure audiodescription parmi les films nommés au César du meilleur film.
J’ai aussi échangé avec les réalisatrices de versions audiodécrites Marie Diagne Rullier et Méryl Guyard et avec un agent d’accueil de l’UGC Montaudran. Enfin, j’ai assisté à deux projections du documentaire Ma Perception, réalisé par Benoît Maestre. Le film suit le quotidien de plusieurs personnes en situation de déficience visuelle et se distingue par un dispositif rare : l’audiodescription est intégrée à la bande-son du film, pour l’ensemble du public.
Autant de rencontres et d’expériences, qui ont guidé ma recherche, sans jamais laisser mon propre point de vue occuper la place centrale. Dans les articles à venir, nous nous intéresserons aux expériences spectatorielles de l’audiodescription et au documentaire Ma Perception de Benoît Maestre, qui a la particularité de ne pouvoir être vu sans sa version audiodécrite.
Par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès, en service civique au sein du festival Cinélatino au pôle des actions culturelles et scolaires.
[1] Citation aperçue lors de ma visite de l’exposition Viva Varda ! à la Cinémathèque Française de Paris le 12 janvier 2024
[2] GALIANO Anna-Rita, PORTALIER Serge, 2013, Psychologie cognitive et clinique du handicap visuel. De Boeck Université, (P.13)
[3] BOURNOT, Marie-Christine, LELIEVRE, Françoise, SANDER Marie-Sylvie [et al.], 2005, “Les personnes ayant un handicap visuel. Les apports de l’enquête Handicaps – Incapacités – Dépendance”, DREES Études et résultats n° 416. Accessible en ligne [PDF], consulté le 15 janvier 2025. (P.9)
[4] Accessibilité et cinéma, CNC, consulté le 2 février 2025 (P.12).
[5] LEPIC Emma, 24 février 2025, “Au cinéma, l’audiodescription trop souvent hors-champ”, Faire Face – Toute l’actualité du handicap, consulté le 26 avril 2025.
[6] Accessibilité et cinéma, CNC, consulté le 2 février 2025 (P.11).
[7] Mémoire de Valentine Canal, bientôt accessible en ligne.
[8] HARAWAY Donna, 1988, “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective.” Feminist Studies n°14, n°3, pp. 575–99.
[9] WINANCE Myriam, 2024, Les approches sociales du handicap une recherche politique. Presses des Mines, 174 p.(2024, p.110).
[10] Critères de répartition issus de l’étude du CNC Le public du cinéma en 2023, effectuée en Juillet 2024. “Le public du cinéma en 2023”, CNC, consulté le 19 mars 2025.
Vers des expériences cinématographiques inclusives : au cœur des perceptions des spectateur·ices en situation de déficience visuelle, une série d’articles en 3 parties par Valentine Canal.
- Partie 1 – Au-delà du regard : expériences sensibles des spectateur·rices de cinéma en situation de déficience visuelle
- Partie 2 – Expériences spectatorielles de l’audiodescription : entre immersion et mise à distance
- Partie 3 – Ma Perception : une œuvre permettant d’interroger la notion d’inclusivité au cinéma






