Points de vue sur l’éducation aux images
logo sinspirer
Témoignages

Jeudi prochain, on va au cinéma !

Partager

Professeur des écoles à Paris, Mathilde Trichet aime accompagner « ses » tout-petits dans leurs (parfois premières) séances de cinéma. Une séance qui se prépare, sans trop en dire, qui se vit et se revit tout au long de l’année.

Publié le 06/06/2017, Mis à jour le 26/04/2023

Chaque début de mois, je prépare le calendrier mensuel de la classe. Un long calendrier horizontal, qui occupe toute la longueur du tableau noir et sur lequel j’indique ce qui se passera tel et tel jours. Parfois il ne se passe rien de spécial. Case vide. Le samedi et le dimanche, j’écris « MAISON » et je dessine une maison pour le moins codifiée : un carré surmonté d’un triangle, des fenêtres, une porte, une cheminée qui fume. Parfois, c’est l’anniversaire d’un des élèves de la classe. Et parfois… parfois… c’est « CINEMA » !

Si on est en mars, on y est déjà allés au moins une fois, alors on sait à quoi s’attendre. On sait comment on y va, on sait comment ça se passe « là-bas ». Mais en novembre… en novembre, quand on est un enfant en petite section… ça pourrait bien être une première fois. La « première fois », forcément, c’est plus mystérieux. La première fois de l’année scolaire, de la scolarité tout court. Peut-être même… la première fois de leur vie ? J’apprécie alors (en secret) d’avoir la primeur de les y emmener.

Certains parents à qui l’information est communiquée (tel jour, nous irons dans notre cinéma de quartier voir tel film – ou tel programme de courts métrages, puisque c’est généralement le cas, pour les jeunes spectateurs) s’étonnent que nous allions au cinéma : « Mais… ils sont très jeunes, non ? » (« très » pour ne pas dire « trop »). Non. Ça commence maintenant, petit, très jeune, l’idée que la culture, ça se conquiert. Qu’un film de cinéma se voit en salle parce que c’est pour cet espace, cet écran, ce grand écran, qu’un réalisateur (homme, femme, collectif…) avec son équipe a créé son film et pris le risque de le soumettre à nos sens, notre sensibilité, nos critiques.

 

C’est quoi, le cinéma ?

Je ne crois qu’on puisse l’expliquer « vraiment ». Le cinéma, ça se vit, et ça ne se vit jamais deux fois pareil : ça dépend des autres spectateurs, qui feront peut-être du bruit, qui parleront, pleureront, crieront, bougeront… ou seront tellement silencieux qu’on en serait presque gênés de rire devant une scène que l’on trouve drôle. Peut-être que, au début, les lumières ne s’éteindront pas, et alors on verra mal les images sur l’écran. Peut-être même qu’il y aura un problème de netteté pendant quelques secondes. Ou un problème de son. Ça gêne, quand c’est trop fort. Ça heurte les jeunes oreilles. On est physiquement mal à l’aise, on aimerait que ça se termine, vite. Quel dommage…

Parfois, une maîtresse exaspérée (ça m’arrive, naturellement) n’aura de cesse de seriner des élèves agités et c’est son « chuuut », fort et répété, qui nous gênera plus qu’autre chose. Parfois… il y aura eu un problème sur le trajet et on n’aura pas pu assister à la séance. Déception. On gardera en souvenir, en promesse future, un ticket de métro… Pour certains enfants, c’est de toute façon le trajet en métro qui restera gravé dans leur mémoire, parce que ce sera aussi une « première fois ». Parfois même, ceux-là confondront « cinéma » et « métro ». Il y a des ressemblances, quand on y pense : des fenêtres qui défilent, le noir, la vitesse, la perte d’équilibre (c’est grisant !), les fauteuils, l’espace partagé, les histoires qu’on s’invente… Aller au cinéma, c’est de toute façon « sortir de sa zone de confort », prendre le risque d’être déçu, ou content. Alors si les très jeunes enfants pensent « métro » quand ils pensent « cinéma », ça me va, j’ai l’impression qu’on avance. La prochaine fois, on cernera mieux de quoi il retourne, ce qui différencie le cinéma, la salle, des films qu’on regarde en vidéo à l’école, par exemple.

 

Comment expliquer « le cinéma » avant d’y aller ?

On peut (essayer) d’avancer des faits tangibles : une grande salle avec des rangées de fauteuils confortables sur lesquels on s’assoit tranquillement et où s’asseyent aussi des personnes qu’on ne connaît pas. Pour être plus haut, on peut glisser son manteau sous les fesses. Quand tout le monde est bien installé, bien calme, alors ça peut commencer. Les lumières s’éteignent (sinon on ne pourrait pas voir les images qui sont projetées sur l’écran – « Ça veut dire quoi, “projetées”, maîtresse ? »), on ne fait plus de bruit (sinon on entendra mal, et ça pourrait gêner les autres) et… on se laisse aller… on plonge dans les histoires qu’on nous raconte par les images qui bougent, accompagnées – le plus souvent – par des sons : des voix, de la musique, des bruits, des… ? On écoutera bien pour voir si on entend d’autres sons dans le(s) film(s)…

Pour un très jeune enfant qui n’est jamais entré dans une « salle obscure », tout « ça » est sans doute décidément bien abstrait, surtout qu’on utilise le même substantif, « cinéma », pour le lieu et le medium. Ce qui est plus concret, en revanche, c’est le mot « film ». Parce que des images animées, les enfants en voient, y compris les plus jeunes. Ils en ont toujours vus, sans même y penser. Pour beaucoup, ils se sont même vus filmés. Une image, qu’elle bouge ou non, n’a rien de surprenant. Mais une image qui représente quoi ? Qui raconte quoi ? Qui a été faite par qui, pour qui ?

L’affiche du programme L’Hiver féérique : originale et élaborée par deux élèves de petite section

Préparer la sortie

Bien sûr, je regarde de mon côté le programme avant d’emmener ma classe au cinéma, pour savoir ce dont je parle, comment est fabriqué tel ou tel film, quel est plus « compliqué » dans sa forme narrative… J’en annonce le titre, je montre l’affiche, les enfants la « lisent » : qu’est-ce qu’on voit ? Si c’est un programme de courts métrages : combien de films verra-t-on (et l’air de rien, on fait des « mathématiques » : 1, 2, 3, 4, 5… films) ? Quel lien faire entre le titre générique du programme (L’Hiver féériquePetites Casseroles…) et les différents films qui le constituent ? Quels indices relever sur l’affiche, dans le(s) titre(s), qui expliqueraient que ces courts métrages-là (je prononce l’expression, « court métrage ») aient été rassemblés dans un même programme ? Je montre aussi des photogrammes tirés du (des) film(s), sélectionnés sur internet en général. Cela me permet de donner la « couleur » de ce qu’on regardera ensemble et de solliciter l’imagination des enfants : qu’est-ce qui pourrait bien s’être passé avant cette image ? Qu’est-ce qui pourrait se passer après ? Qu’est-ce qu’on entendra, aussi ? Comment savoir ? Nous ne sommes pas magiciens ! Eh bien nous le saurons en allant au cinéma, précisément ! Il s’agit ni plus ni moins de créer un « horizon d’attente », de créer du désir.

Pour conserver le désir jusqu’au jour de la sortie, je crée une grande affiche sur laquelle j’écris le titre du film et colle les photogrammes observés. Pas forcément dans l’ordre chronologique d’apparition, d’ailleurs. À nous de les mettre dans le « bon » ordre après la projection !

 

Après la séance

Après la séance, on revoit les photogrammes qu’on avait regardés avant la projection. On valide ou on invalide nos hypothèses. On raconte ce qui s’est vraiment passé avant et après telle scène. Je montre d’autres photogrammes, qu’on commente encore. « Vous vous souvenez ? Et là, “hors champ” (je prononce le terme technique), qu’est-ce qu’il y a, là, qu’on ne voit pas sur cette image – on le sait puisqu’on l’a vu juste avant ! » Ou au contraire : « À ce moment-là, on ne le sait pas, et à cause de la musique, des bruits qu’on entend… on a peur ! Et après… on voit… et alors… on se rend compte si on a eu raison (ou pas) d’avoir peur ! »

Sans en avoir l’air, à l’aide des photogrammes (formidable outil-mémoire), j’invite les enfants à parler du film, à le (re)raconter, à exprimer leur ressenti en essayant d’aller plus loin que « j’aime/j’aime pas ». Ceux qui ont bien compris l’histoire livrent avec leurs mots « à eux » le déroulé des événements ou décryptent les rapports entre les personnages. Parfois, on revoit les films en vidéo pour le plaisir, pour faire (avec parcimonie) des arrêts sur image et préciser ce que l’on ressent, pourquoi, grâce à quoi.

Lion Boniface réalisés par un élève de moyenne section (en rapport au film les Vacances du lion Boniface, de Fiodor Khitruk)

Les films d’animation : de véritables mines d’or

Outre leur charme, les films d’animation en pâte à modeler, objets, marionnettes, sont de véritables mines d’or dans la relation à l’enfant/élève. Tout d’abord parce que ces œuvres, qui convoquent leur quotidien, « parlent » évidemment aux enfants. C’est « doux », « rassurant ». Et puis cela leur permet de (ré)appréhender la matière et « le cinéma », tout au long de l’année : « Rappelez-vous dans quel film on avait vu ce style de tissu-là, ou bien ces cubes colorés qui formaient un train-dragon ! » Alors… Reconstituons les décors, les personnages, recréons l’affiche du film, seul ou collectivement, avec de la peinture, des feutres, des cartons, du papier crépon !

Un jour, peut-être, avec les petits de ma classe, je ferai un film d’animation. Comment être plus concret pour expliquer la façon dont se font les films ? Ce qui me retient encore, je crois, c’est mon désir de ne pas trop intellectualiser cet art avec des tout-petits, de leur permettre de se laisser pleinement aller au bonheur d’être pris par ce phénomène incroyable qui fait que tous, dans la salle, nous laissons fondre dans les images et les sons, dans l’univers qu’on nous propose, sans trop penser que l’on sait que tout y est faux, reconstitué… et qu’on accepte ce mensonge parce que c’est bon, d’y croire !

Par Mathilde Trichet, Professeure des écoles