Le documentaire Ma Perception, réalisé par Benoît Maestre, constitue un exemple intéressant d’une œuvre qui articule création artistique et inclusion.
Publié le 15/12/2025, rédigé par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès.
Mis à jour le 15/12/2025
Ce film, co-construit avec des personnes en situation de déficience visuelle, propose une expérience singulière qui interroge les normes de production cinématographique. Par sa démarche participative, son traitement de la perception sensorielle et l’intégration de l’audiodescription dans la bande-son pour l’ensemble des spectateur·rices, le documentaire invite à repenser les formes de narration et les modalités de partage d’une œuvre audiovisuelle.
À travers l’étude de la genèse du projet, de sa conception esthétique et de sa réception, il s’agit ici d’analyser en quoi ce documentaire peut être considéré comme une œuvre inclusive, tout en identifiant les conditions de sa réussite et les limites de sa transposition à d’autres productions cinématographiques.
La genèse du projet
Benoît Maestre, quadragénaire diplômé de l’ENSAV, n’en est pas à son premier projet. Réalisateur de documentaires et engagé dans l’éducation à l’image auprès l’association toulousaine La Trame, il signe avec Ma Perception son neuvième film. L’idée de réaliser un projet avec des personnes en situation de déficience visuelle lui vient lors d’une manifestation pour le droit au logement, où il rencontre un militant en situation de déficience visuelle effectuant alors un service civique à l’UNADEV de Toulouse. De ce hasard naît un engagement bénévole, puis, quelques mois plus tard, le désir de monter un documentaire construit avec, et non sur, les adhérent·es de l’association.
Très vite, une dizaine de personnes se portent volontaires. “Je l’ai présenté comme une démarche de co-construction”, insiste Benoît. Le réalisateur souhaite explorer des façons d’habiter le monde à travers les sens et proposer, dit-il, “un voyage”. Financé à hauteur de 8 000 € par l’UNADEV, le projet a également bénéficié du soutien de la Métropole et de la Mairie de Toulouse qui a permis de couvrir une partie des frais liés à la création du sous-titrage ainsi que de l’audiodescription, dont l’interprétation est assurée par la comédienne Hélène Dedryvère.
Une audiodescription pensée dès la conception de l’œuvre
Ma Perception fait un choix audacieux : son audiodescription est pensée dès le tournage et diffusée systématiquement en salle, pour tous les publics. À l’origine, l’équipe du film envisageait que chaque personne apparaissant dans le film prête sa voix à pour élaborer l’audiodescription. Cependant, cette option est écartée afin d’éviter les confusions entre les voix déjà présentes dans le film et celle de la version audiodécrite. Benoît entreprend donc une exploration approfondie du champ de l’audiodescription. Il visionne de nombreux films en version audiodécrites pour comprendre les codes existants, tout en développant une réflexion critique à leur égard. Il exprime des réserves vis-à-vis de certaines normes en vigueur, notamment en ce qui concerne la description des caractéristiques physiques (poids, couleur de peau). En collaboration avec la réalisatrice de versions audiodécrites, Marie Diagne Rullier venue animer un atelier autour de l’audiodescription à l’UNADEV de Toulouse, il choisit de s’éloigner des conventions normatives pour élaborer une forme d’audiodescription plus libre. Il décide alors de donner à cette voix une fonction de personnage à part entière.
L’écriture de la version audiodécrite s’est déroulée de manière collective à partir de séances de visionnage durant le pré-montage du documentaire. Durant le montage, les participant·es du documentaire et Benoît choisissaient ensemble les mots les plus adaptés pour décrire les scènes. En parallèle, l’audiodescription était improvisée pendant le tournage de certaines séquences. Par exemple, dans l’une d’elles, Benoît se promène autour d’un lac avec l’une des participantes du documentaire. Celle-ci décrit où elle se trouve, la texture du chemin qu’elle emprunte, la façon dont elle se repère dans l’espace. Ce processus collaboratif donne lieu à une forme d’audiodescription intégrée, où la voix des personnes concernées participe pleinement à la construction de l’expérience perceptive de l’œuvre. Cette démarche fait écho aux recommandations aux réalisateur·rices faites par la chercheuse américaine aveugle Georgina Kleege pour proposer des œuvres plus inclusives : “Étant donné que les personnes en situation de handicaps sensoriels ou non consomment des médias selon de multiples modalités, les réalisateurs comme vous qui souhaitent élargir leur public et rendre leurs créations plus inclusives feraient bien d’explorer de nouvelles façons de présenter leurs œuvres. […] Ce qui se présente d’abord comme un aménagement pour les personnes ayant un handicap sensoriel peut devenir une nouvelle forme d’art, avec de nouvelles possibilités d’appréciation pour un public beaucoup plus large.” [1] Ainsi, l’audiodescription participe pleinement à l’esthétique du documentaire reflétant une volonté de repenser les rapports entre image, son et narration, tout en mettant en lumière le potentiel créatif de l’inclusivité.
Un modèle inspirant, mais difficilement généralisable
Pourtant, l’idée que l’audiodescription soit systématiquement intégrée pour tous·tes les spectateur·rices divise les personnes en situation de déficience visuelles elles-mêmes. Une spectatrice interrogée dans le cadre de mon travail de recherche estime qu’un dispositif individuel reste préférable, pour éviter de “l’imposer” aux autres spectateur·rices.
Ma Perception a été conçu dès le départ pour intégrer son audiodescription dans la bande-son et le parti pris correspond au sujet traité au sein du documentaire. Comment penser ce dispositif pour des œuvres dont le sujet est totalement différent ? Comment un public voyant accueillerait-il une audiodescription omniprésente dans un film qui n’a pas été pensé pour cela ?
La démarche de Benoît Maestre ouvre des pistes puissantes, mais ne peut être généralisée sans repenser en profondeur les processus de création audiovisuelle. L’audiodescription pensée en amont peut enrichir l’expérience de toutes et tous, mais elle suppose un changement culturel : considérer l’inclusion non comme une contrainte technique, mais comme une opportunité artistique.
Pratique
- La prochaine projection du documentaire est prévue le 29 janvier 2026 en partenariat avec l’association Quai des docs au cinéma le Comoedia à Sète.
- Plus d’informations sur le site de La trame et sur le site du réalisateur Benoît Maestre
Par Valentine Canal, diplômée du Master « Médiation culturelle et études visuelles » du département « Culture et communication » de l’Université Toulouse Jean Jaurès, en service civique au sein du festival Cinélatino au pôle des actions culturelles et scolaires.
[1] KLEEGE Georgina, 2023 “Fiction Podcasts Model Description by Design” in MILLS Mara and SANCHEZ Rebecca (dir.) Crip Authorship : Disability As Method, New York University Press, p.324.
Vers des expériences cinématographiques inclusives : au cœur des perceptions des spectateur·ices en situation de déficience visuelle, une série d’articles en 3 parties par Valentine Canal
- Partie 1 – Au-delà du regard : expériences sensibles des spectateur·rices de cinéma en situation de déficience visuelle
- Partie 2 – Expériences spectatorielles de l’audiodescription : entre immersion et mise à distance
- Partie 3 – Ma Perception : une œuvre permettant d’interroger la notion d’inclusivité au cinéma






