Points de vue sur l’éducation aux images
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Le jeu vidéo en salles : l’exemple de CINA

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En Nouvelle-Aquitaine, Raphaël Jaquerod, directeur du cinéma Le Pixel à Orthez (64) et Hervé Tourneur, intervenant cinéma, expérimentent la médiation autour du jeu vidéo.

Publié le 02/07/2021, Mis à jour le 23/08/2023

Née de la fusion des trois associations régionales de cinémas d’Art et Essai et de proximité des territoires de Nouvelle-Aquitaine, CINA (les Cinémas Indépendants de Nouvelle-Aquitaine) s’est donnée pour mission la défense du cinéma Art et Essai dans sa diversité et l’accompagnement des professionnel·les de l’exploitation. Raphaël Jaquerod et Hervé Tourneur, tous deux membres de cette association, partagent leur expérience de médiation autour du jeu vidéo.

Comment vous est venue l’idée d’associer la salle de cinéma et le jeu vidéo ?

R.J. : Pour moi, le lien est assez évident. Si on observe l’évolution de ces deux arts, ces dernières années, on voit clairement que le cinéma et le jeu vidéo s’inspirent mutuellement. Depuis trois ans, ce phénomène s’est encore renforcé. Preuve en est le nombre de films adaptés de jeux vidéo ! Côté jeu vidéo, on observe des jeux de plus en plus mis en scène de manière cinématographique avec un développement graphique très fort : Death StrandingThe Last of Us 2God of War pour ne parler que des AAA (1).

 

En quoi consiste en général un projet de médiation autour du jeu vidéo en salle de cinéma ?

R.J. : Il s’agit d’établir significativement les liens structurels entre le cinéma et le jeu vidéo, avec la mise en avant de la notion de transmédia qui est au centre de notre consommation culturelle actuelle. Cela passe par des sessions jeu en avant-programme ou après le film, ou l’analyse d’une séquence de jeu qui fait écho à un film. On peut aussi dédier une séance à la pratique et l’échange autour d’un jeu vidéo sans la nécessité d’une programmation de film.

 

À quelles cibles s’adresse ce genre de projets ?

R.J. : Comme pour un film, le public sera différent selon le jeu utilisé. Dans l’univers du jeu vidéo, il existe des grosses productions, des œuvres plus indépendantes, d’autres qui s’adressent aux enfants ou clairement aux adultes. Pour donner deux exemples très différents : on peut tourner une médiation vers un public constitué de grands adolescents et d’adultes en sélectionnant un jeu représentatif de la maturité des thèmes abordés et une autre médiation à destination du jeune public en prenant comme support une œuvre vidéoludique ayant pour toile de fond l’écologie.

Le matériel vidéoludique (consoles et jeux) peut être relativement coûteux. En quoi la malle CinéGame, que vous avez conçue, constitue une solution à ce problème ?

H.T. : Le but de cette malle est d’offrir la possibilité aux salles de cinéma de s’emparer du média jeu vidéo. Elle comporte tout le matériel nécessaire à la mise en place d’un atelier : un ordinateur portable dédié au jeu vidéo, un catalogue de jeux intégrés, quatre manettes, un joystick et des boîtiers permettant de transmettre le signal de l’ordinateur en salle vers la cabine de projection afin de profiter de l’équipement du cinéma. Les salles n’ont pas besoin d’acheter de matériel supplémentaire.

 

Pouvez-vous présenter un exemple précis de médiaton en salle autour du jeu vidéo ?

H.T. : Depuis les premières propositions de médiation, les typologies d’accompagnement se sont diversifiées, démarrant le plus souvent du ludique pour aller vers l’artistique et l’éducation aux images. Étant très sensible à cette dernière notion, on peut proposer l’expérience d’un jeu, grand public ou indépendant, et prendre le temps d’en décoder ses mécanismes à la fois de jeu et de narration, véhiculant de plus en plus de valeurs et thématiques liées à notre société (JourneySpec Ops : The LineEnterre-moi mon amour pour ne citer que ces exemples). L’identification du joueur facilite l’adhésion, sinon la sensibilisation, concernant les sujets évoqués.

Quels retours avez-vous pu obtenir ?

H.T. : Tout dépend du public. Sur le jeu vidéo, le croisement des générations fonctionne bien : les parents sont ravis de rejouer et de faire découvrir ces jeux à leurs enfants ; ces derniers testent souvent pour la première fois des jeux dont ils ont forcément entendu parler. Les participant·e·s sont souvent très intéressé·e·s par les coulisses de la création de ces œuvres, les préoccupations techniques, les anecdotes qui les entourent.

 

Avez-vous rencontré des difficultés ? Est-ce que des nouvelles problématiques sont apparues au cours des projets ?

R.J. : Nos plus grands « challenges » ont été de susciter un intérêt pour le jeu vidéo auprès de celles et ceux qui ne le connaissent pas ou peu, de rassurer sur la mise en place technique des médiations avec des formations auprès des exploitants. Une des problématiques actuelles consiste à obtenir un cadre légal sur les droits de diffusion des jeux utilisés.

 

Pour certains, la légitimité culturelle et pédagogique du jeu vidéo est encore à prouver. Que leur répondez-vous ?

R.J. : Pour juger un contenu sur sa portée culturelle et pédagogique, il faut un minimum s’y intéresser de manière objective. La légitimité du jeu vidéo a du mal à émerger à cause d’une image violente. Il est vrai que certains jeux peuvent l’être, au même titre que certains films et pourtant cela ne pose plus problème. Dans le cinéma comme dans le jeu vidéo, si la violence est amenée intelligemment au service d’un scénario qui justifie celle-ci, elle y trouvera toute sa place. D’autre part, on ne peut pas tout mettre dans le même panier. Les jeux vidéo sont variés tant sur l’esthétique, le genre que par les thèmes abordés, avec un jeu vidéo indépendant et artistique de plus en plus important. Tout comme le cinéma, avec la production art et essai.

 

Quel est le rôle de CINA dans les actions que vous souhaitez proposer ?

H.T. : CINA et sa Commission Innovation mettent à disposition la malle CinéGame accompagnée d’une formation pour les salles adhérentes et leur proposent aussi d’accueillir des médiations en fonction de l’actualité cinématographique. Nous avons également travaillé à l’élaboration d’un cycle de formation en partenariat avec le pôle régional d’éducation à l’image ALCA Nouvelle-Aquitaine (2). Nous avons par ailleurs beaucoup échangé avec la prestigieuse École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJMIN).

 

Quelles sont les évolutions et nouveautés à venir autour de ce type de médiations ?

H.T.: Je suis ravi d’observer le changement, progressif, du regard porté sur l’étude et l’accompagnement du jeu vidéo comme de la série dans une salle de cinéma. Les évolutions combinées du matériel numérique, du déploiement de la fibre ou encore des pratiques culturelles des spectateurs conditionneront aussi les innovations telles que des tournois de jeux vidéo inter-salles et des rencontres avec des professionnel·le·s, des créateur·trice·s.

 

Quels sont vos futurs projets autour du jeu vidéo ?

R.J. : La médiation entre un film et un jeu quand cela est possible : adaptation d’un jeu en film, rapprochement esthétique ou de genre, mise en avant du jeu vidéo en tant qu’art. Sur Orthez, nous souhaitons créer un rendez-vous régulier et ludique d’éducation au jeu vidéo par la rencontre d’animateur·trice·s et professionnel·le·s du jeu dans la salle de cinéma, avec une restitution sur la plateforme Twitch. Le but est de montrer la richesse de contenus du jeu vidéo et de développer l’esprit critique des jeunes.

 

Nous avons jusqu’ici discuté d’une initative menée en Nouvelle-Aquitaine. Qu’en est-il du reste de la France et de l’étranger ?

H.T. : Nous avons observé une grande évolution de l’e-sport ces dernières années avec récemment la confirmation de sa présence aux prochains Jeux Olympiques. En Angleterre par exemple, des exploitant·e·s louent leurs salles pour permettre à des joueur·euse·s de pratiquer le jeu vidéo sur grand écran. En ce qui concerne l’éducation aux images, l’association De la suite dans les images en Hauts-de- France a de beaux projets à venir.

 

Le jeu vidéo constitue le cœur de notre entretien. Pensez-vous, au même titre que celui-ci, que la série télévisée et la réalité virtuelle peuvent contribuer à la mutation et au renouvellement des salles imposés par le Coronavirus ?

R.J. : Tout ce qui a une qualité cinématographique et qui fait partie du quotidien de nos publics a sa place dans nos salles, tant que nous nous appliquons à accompagner ces contenus. Des cinéastes, des acteur·trice·s vont de plus en plus vers la série, car c’est un moyen intéressant de développer des histoires sur le long terme. Comment, avec des noms comme Fincher, Campion, Lynch pourrions- nous passer à côté ? Néanmoins, la filière cinéma a besoin d’un cadre précis et vertueux pour se lancer dans la diffusion des séries télévisées sans que cela nous fragilise.

Par Gilles Barros

[1] Expression désignant les jeux ayant bénéficié d’un budget extrêmement important.
[2] Le cycle de formation « Jeu vidéo, cinéma et transmission » s’est déroulé en 2022 sur le territoire néo-aquitain. Les Yeux Verts et la FRMJC Nouvelle-Aquitaine ont également participé à son élaboration.