Les 3 et 4 février 2025, la Rencontre Nationale des Pôles a été l’occasion de questionner nos pratiques de médiation face à un contexte en évolution : émergence des trigger warnings, relecture critique des œuvres du répertoire et des imaginaires qu’elles véhiculent, visibilité accrue du manque de représentation de certaines minorités, ou encore refus de spectateurs et spectatrices de visionner certains films.
Publié le 20/05/2025, Mis à jour le 30/05/2025
Cette table ronde a prolongé les réflexions amorcées lors des ateliers de mise en situation et a apporté un éclairage sur les évolutions sociétales de notre rapport aux images, ainsi que les nouvelles interrogations qui traversent le champ de la médiation.
La jeune génération, baignée dans le monde numérique et les actualités anxiogènes, a-t-elle besoin d’un accompagnement particulier dans sa découverte du cinéma ? Accompagne-t-on aujourd’hui de la même manière qu’hier la projection d’un film ? Comment favoriser une ouverture culturelle sans heurter les sensibilités ? Comment penser la médiation en fonction des contextes ? Jusqu’où aller avec les trigger warning ? Ce sont là quelques-unes des questions abordées lors de cette table ronde croisant les regards d’une programmatrice, d’une formatrice en médiation, d’une universitaire-médiatrice, d’une psychologue et d’un sociologue des imaginaires.
Ecouter l’intégralité de la table ronde
Cette conférence a été enregistrée le 4 février 2025 dans le cadre de la Rencontre nationale des pôles d’éducation aux images : “Explorations Intimes”.
Compte rendu de la table ronde
Modération :
- Cécile Horreau, responsable du service éditions et éducation au cinéma à l’Agence du Court métrage
Invité·es :
- Vanessa Eroukhmanoff, psychologue et formatrice pour la Cité des scénaristes sur la psychologie des personnages de fiction
- Aurélia Di Donato, co-fondatrice du collectif Les Doigts dans la prise, formatrice, chargée de cours au Master Didactique des images de Paris Sorbonne Nouvelle, ancienne exploitante de cinéma
- Claudine Le Pallec-Marrand, membre des Doigts dans la prise, médiatrice, formatrice, chargée de cours en esthétique et histoire du cinéma à Paris 8
- Vincenzo Suzca, maître de conférence en sociologie à l’université Paul-Valéry de Montpellier et directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire, auteur de Technomagie. Extases, totems et enchantements dans la culture numérique (2024, éditions Liber).
Cécile Horreau introduit la table ronde, en précisant que les échanges vont se concentrer sur la question de la réception des films et de leur médiation, en mettant de côté dans un premier temps les questions de programmation. A l’heure des réseaux sociaux et de la pratique des trigger warning, comment accompagner les films et les sensibilités des jeunes ? Ont-ils un impact sur la réception des films ? En quoi cela interroge nos pratiques de médiateurs et médiatrices ? Jusqu’où préparer la rencontre avec les films sans « déflorer » l’œuvre ?
Le premier temps des échanges a porté sur la définition des trigger warning, leur contexte de création et leurs limites.
La psychologue Vanessa Eroukhmanoff rappelle les origines historiques du terme. Un trigger warning — ou avertissement de contenu — désigne une indication signalant la présence d’éléments susceptibles de déclencher des réactions anxieuses chez une personne exposée à une œuvre, qu’elle soit lectrice, spectatrice ou autre. À l’origine, ces avertissements visaient à prévenir les personnes concernées par un syndrome de stress post-traumatique (ou PTSD, selon son acronyme anglais) qu’un contenu risquait de raviver leur traumatisme ou de provoquer une crise d’angoisse.
Vanessa Eroukhmanoff présente ensuite les résultats de plusieurs études récentes mettant en lumière les effets parfois contre-productifs des « traumavertissements » : une anxiété anticipée et des comportements d’évitement qui peuvent freiner le développement de stratégies de résilience.
Les différent·es intervenant·es sont ensuite invité·es à réagir à cette première définition. Leurs échanges ouvrent la discussion à d’autres points de vue et questionnements autour des trigger warnings :
- N’observe-t-on pas un glissement de sens dans l’usage actuel des trigger warnings ? À savoir, le passage d’un outil destiné à prévenir les reviviscences liées au stress post-traumatique à un outil d’alerte sur des contenus dits sensibles. Or, la caractérisation d’un contenu sensible varie d’une personne à l’autre, certaines appréciations relevant davantage du champ des valeurs, par nature fluctuantes et socialement construites.
- Les effets de chocs culturels ne sont-ils pas, par ailleurs, nécessaires pour susciter des évolutions sociales ? Ne faut-il pas parfois bousculer une société installée dans une forme de torpeur pour permettre à chacun·e de sortir de son propre imaginaire, de ses zones de confort, de ses bulles de connaissance ? La référence aux dadaïstes et aux futuristes d’après-guerre est alors évoquée.
- L’usage des trigger warnings ne devient-il pas, pour les éditeur·ices ou les programmateur·ices, une manière de se protéger de toute réclamation ? Le trigger agirait alors comme un contrat implicite : « j’ai prévenu, donc je ne suis pas responsable ».
- La démultiplication des triggers ne finit-elle pas par réduire un film à un thème, voire à une seule scène ? Alors même que nous ne voyons pas toutes et tous les mêmes choses dans une œuvre, et qu’il est souvent difficile — voire réducteur — d’enfermer un film dans une seule thématique. On catégorise les œuvres, on les réduit à des sujets, et l’on procède de même avec les spectateur·ices, assigné·es à des sensibilités présumées.
- Enfin, se pose la question de la différence d’usage et d’implication des trigger warnings dans un cadre collectif par rapport à un cadre individuel. À l’origine, ces avertissements permettent à une personne de décider, selon ses propres limites, d’explorer ou non un contenu. Mais cette logique change profondément lorsqu’il s’agit de vivre une projection en groupe, dans un contexte éducatif.
La deuxième partie des échanges a porté sur une analyse de la génération adolescente actuelle : faut-il adapter nos manières de faire médiation pour ces nouvelles générations ? Quels repères, quelles approches privilégier face à des publics dont les rapports aux images, aux récits et aux émotions évoluent ?
Avons-nous affaire à une génération spécifique qu’il faudrait davantage accompagner ? Le contexte numérique a-t-il un impact sur le rapport des adolescent·es aux films et aux représentations ? On parle de plus en plus de santé mentale. On constate aussi, en parallèle, que c’est une génération plus éveillée, davantage attentive aux questions de violence sexuelle, de discrimination, d’inégalité de représentations des minorités, etc.
Sur le terrain, Aurélia Di Donato, formatrice en médiation depuis plusieurs années, constate qu’il y a de manière générale une frilosité plus grande aujourd’hui à montrer certains films. Avec des différences selon les contextes géographiques : par exemple, il va y avoir des inquiétudes à aborder des questions religieuses dans certains endroits et pas du tout dans d’autres. Il y a aussi des inquiétudes sur les transidentités, parce que les changements de vocabulaires sont allés très vite et les médiateurs et médiatrices ont l’impression de ne pas être suffisamment “à la page”.
Vincenzo Susca constate que nous évoluons aujourd’hui dans une culture du “care”, particulièrement attentive aux minorités longtemps marginalisées. Cette culture s’accompagne d’une tendance croissante à vouloir protéger l’individu de ce qui lui est étranger, à éviter qu’il ne soit altéré par l’autre. Pourtant, pendant un temps, l’altération — ou la « contamination » par l’autre — était perçue comme une voie d’ouverture, un moyen de sortir de sa propre cage.
Nous contribuons désormais à nourrir une société où chaque culture et sous-culture sont surprotégées face à l’altérité. Or, cette surprotection pourrait finir par altérer l’individu lui-même, en limitant ses capacités de transformation. La pulsion de se préserver de ce qui est perçu comme obscène — c’est-à-dire, au sens littéral, de ce qui est « hors de scène », étranger à soi — devient inquiétante dès lors qu’elle empêche la rencontre.
Les trigger warning partent malgré tout d’une bonne intention et d’une évolution plutôt positive de la société qui est celle de porter attention à l’autre : faire attention à mieux inclure les minorités, à mieux visibiliser les diversités, à mieux donner la parole à chacun·e et pas seulement à quelques-un·es,…
De nouveaux imaginaires émergent aujourd’hui, plus diversifiés et pluriels qu’auparavant. Pour les médiateurs et médiatrices, cela implique de rester en veille constante afin de mieux appréhender la diversité des regards et la multiplicité des réceptions possibles face aux œuvres. D’où l’importance d’une formation continue, qui permet d’ajuster ses pratiques et de rester en phase avec les évolutions culturelles et sociales.
Vanessa Eroukhmanoff souligne que la jeune génération semble plus sensible, notamment en raison de l’impact du Covid, du confinement, de l’éco-anxiété et de la rapidité du flux d’informations et de communications via les réseaux sociaux. Ces facteurs peuvent constituer des freins à l’atteinte de la résilience.
Le principe d’auto-régulation émotionnelle se retrouve au cœur des préoccupations : les jeunes ont besoin d’espaces de pause. Comme ces moments sont souvent rares, il devient essentiel de créer des occasions de débriefing, pour permettre une véritable réflexion et régénération émotionnelle.
Quelques conseils pour les médiatrices et médiateurs :
- Accueillir la parole de chacun·e
- Possibilité de faire un rappel à la loi si des paroles dépassent les limites de l’acceptable
- Importance d’installer un cadre au préalable d’une séance (bienveillance, rappel des horaires, règles de la circulation de la parole, etc.)
- Bien que nous ne puissions pas être spécialistes de tous les sujets, cela ne rend pas illégitime notre parole sur un film. Il est tout à fait possible de s’appuyer sur les savoirs du collectif pour enrichir la réflexion et les échanges autour de l’œuvre.
Il existe également une véritable bataille culturelle à mener : il ne s’agit pas seulement de protéger les sujets sensibles, mais aussi de donner davantage la parole aux minorités longtemps invisibilisées. Cela passe par les inviter à produire elles·eux-mêmes, en organisant des focus sur telle ou telle communauté par exemple, afin de rendre plus visibles leurs voix, leurs regards et leurs récits.
Le troisième temps de la table ronde a permis d’évoquer des cas concrets de médiation
- Une médiation autour du film L’étrange noël de M. Jack, de Henry Selick et Tim Burton, avec un public d’enfants.
- Une médiation autour du film Les femmes du bus 678, de Mohamed Diab, avec un public adulte et une association féministe.
- Une discussion entre professionnels sur la rédaction du dossier pédagogique de La leçon de piano, de Jane Campion
Pour finir, le micro a circulé dans la salle, enrichissant la table ronde par un temps d’échanges et de récits d’expérience de médiation de la part du public.
Quelques mots en guise de conclusion
Cette table ronde a mis en lumière des enjeux essentiels autour de la médiation dans une société qui évolue rapidement, et notamment nos rapports aux sensibilités et vulnérabilités de chacun·e.
Comme l’indique Vincenzo Susca, « dans notre époque caractérisée par le déferlement des émotions, nous ne sommes pas encore capables de les comprendre et de les accompagner. Il y a une tendance très méprisante de l’institution vis-à-vis de l’émotion : il faut les nier, les gommer, les neutraliser. Mais ça équivaut à les laisser aux mains des populistes. Notre tâche est celle d’accompagner toutes les formes d’émotion. On ne doit pas avoir peur de l’expression des émotions : on peut aller vers l’homéopathisation des émotions plutôt que vers leur négation. »
De son côté, Aurélia Di Donato nous rappelle qu’elle « ne croit pas que l’être humain ait vocation à vouloir toujours être dans du coton », une affirmation qui nous invite à ne pas craindre les chocs, mais plutôt à les accueillir comme des opportunités de réflexion, d’ouverture et d’évolution. Ces propos soulignent la nécessité d’une médiation qui accepterait les tensions, les frictions et les confrontations, en les intégrant de manière constructive pour favoriser une véritable rencontre avec l’altérité.
Ainsi, si la médiation doit être attentive aux sensibilités de chacun·e, elle ne doit pas pour autant fuir l’expression des émotions ou les difficultés. C’est peut-être en accueillant pleinement ces nouvelles dynamiques que nous pourrons réellement accompagner le public, et permettre de continuer nos dialogues enrichissants et transformateurs.