logo analyser
Analyses

Que faire des trigger warnings ? Point de vue et conseils de Vanessa Eroukhmanoff, psychologue

Partager

L’article explore les origines, l’utilisation et les débats autour des trigger warnings, en interrogeant leur efficacité et leur rôle dans l’éducation aux images, le bien-être mental des élèves et la liberté d’expression en milieu scolaire.

Publié le 26/02/2025, par Vanessa Eroukhmanoff, psychologue et formatrice sur la psychologie des personnages de fiction

Mis à jour le 06/03/2025

Les trigger warnings, ou avertissements de contenus, sont des notifications écrites ou verbales placées en amont d’un texte, d’une série ou d’un film, pour avertir le public de la présence de contenus sensibles (ex : agression sexuelle, suicide, attentat, violence, etc.). Conçus pour préparer les individus à affronter des thématiques difficiles, ces avertissements suscitent des débats : facilitent-ils une confrontation constructive ou encouragent-ils l’évitement, freinant ainsi le développement de la résilience émotionnelle ? Dans un contexte scolaire, comment aborder des sujets sensibles présents dans les films, tout en préservant le bien-être des élèves ? 
Cet article retrace l’essor des trigger warnings et propose des pistes concrètes pour accompagner les enseignant·es à poursuivre leur mission d’ouverture culturelle tout en tenant compte des émotions et sensibilités des élèves.

Introduction

Les trigger warnings visent à préparer les publics à interagir avec des contenus complexes, souvent porteurs de violence symbolique ou explicite. Ces dispositifs, initialement conçus pour prévenir le réveil de traumatismes, suscitent aujourd’hui des débats sur leur efficacité et leur impact sur les utilisateur·rices. 

Devons-nous en faire usage dans le cadre d’interventions en éducation aux images ? De quelles manières ? Comment concilier la découverte du cinéma dans sa riche diversité et la préservation du bien-être des publics, notamment des jeunes auxquels sont dédiés la majeure partie des actions culturelles et éducatives autour des images ? Quelles stratégies employer dans des contextes pédagogiques ?

I| Histoire et développement des avertissements de contenu

Définition

Chez les personnes ayant vécu un ou plusieurs événements traumatiques, il peut arriver que certains souvenirs refassent surface sous forme de flashbacks intenses souvent déclenchés par des stimuli variés. Ces stimuli, appelés trigger en anglais ou « déclencheurs », rappellent l’événement traumatique et plongent la personne dans une reviviscence douloureuse, comme si elle revivait la scène. 

Un trigger warning a pour objectif de prévenir ces individus pour leur permettre de se préparer ou d’éviter un contenu potentiellement perturbant. Ils retrouvent ainsi un certain contrôle, là où ils n’avaient pas eu le choix lors de l’événement traumatique initial. La pertinence des trigger warnings est renforcée par le fait que plus des deux tiers des enfants et adolescent·es ont vécu au moins un événement traumatogène et qu’environ 20 % développent ensuite un syndrome psychotraumatique. 

 

Origines 

Cette pratique se retrouve notamment dans les années 1960 aux États-Unis, avec les groupes de soutien pour les anciens combattants. Ces derniers, souvent atteints de trouble de stress post-traumatique (TSPT), partageaient leurs expériences dans des espaces sécurisés où étaient mises en place des stratégies visant à minimiser les déclenchements de souvenirs douloureux.

Mais les premières occurrences du terme trigger warning apparaissent véritablement dans les années 2007, moment où l’expression et la pratique se popularisent sur les blogs et les réseaux sociaux, notamment au sein des communautés LGBTQIA+ et féministes. Ces espaces proposaient des discussions inclusives où les utilisateur·rices pouvaient aborder des thèmes sensibles en respectant les vulnérabilités des autres. Aujourd’hui, les trigger warnings sont employés dans des contextes variés : musées, productions cinématographiques, séries télévisées, etc.

 

Identité et bien-être émotionnel de groupe

Nous entendons de plus en plus largement parler de santé mentale. Les trigger warnings apparaissent comme une reconnaissance de la sensibilité émotionnelle des individus et des groupes marginalisés. Ils ont permis de mettre en lumière les vulnérabilités, en offrant respect et considération envers celles et ceux qui pourraient être affecté·es par certains sujets. Ainsi, ils ont permis une grande avancée en respectant la vulnérabilité de chacun·e. Les trigger warnings ont mis en lumière l’idée que nous n’avons pas toutes et tous vécu une histoire sans obstacle et que nous devons le prendre en considération pour rendre la société plus inclusive.  

Ainsi, les trigger warnings ne se limitent plus à une protection individuelle. Ils participent également à la création d’espaces inclusifs, où les dialogues autour de sujets sensibles peuvent avoir lieu dans un cadre respectueux. 

II| Les arguments scientifiques sur l’efficacité des avertissements de contenu

Ces dernières années, de nombreuses études scientifiques ont été faites pour connaître l’efficacité des trigger warnings et les résultats sont mitigés. 

Selon certaines recherches, ces avertissements n’ont pas d’impact significatif sur la réduction de l’anxiété ou des réactions post-traumatiques. Paradoxalement, les trigger warnings peuvent, au contraire, augmenter l’anxiété anticipative chez certaines personnes vulnérables, ce qui peut compliquer leur gestion émotionnelle. Ils peuvent encourager une forme d’évitement plutôt qu’une confrontation constructive. Or, l’évitement est souvent associé à une aggravation des symptômes du TSPT, réduisant les opportunités de développer des stratégies de résilience. En thérapie, l’exposition graduelle est précisément une méthode clé pour surmonter les traumatismes, ce qui pose la question de l’effet potentiellement contre-productif des avertissements systématiques.

Dans un contexte où les jeunes ont été particulièrement exposés à des événements traumatisants ces dernières années (pandémie, attentats, menaces écologiques), cette volonté de se préserver peut amplifier leur réticence à revisiter des contenus rappelant un monde perçu comme hostile. Cela représente un défi pour les enseignant·es et les éducateurs·rices, qui doivent trouver un équilibre entre la nécessité de présenter des contenus sensibles, essentiels à l’apprentissage socio-cognitif et au développement de l’esprit critique, et l’importance de préserver la santé émotionnelle de leurs élèves. 

Se limiter à des avertissements, comme des hashtags, n’est pas suffisant : le contenu est présenté de manière brute, sans explications. Pour que ces contenus deviennent digestes émotionnellement, les élèves ont besoin d’un accompagnement qui combine une prise en compte des émotions et une analyse explicative du contenu.

III| Outils pour aider les enseignant·es à engager les élèves dans des programmes avec des contenus difficiles

Et si la réponse résidait dans le concept des post-triggers ? C’est-à-dire dans le fait d’accompagner émotionnellement les élèves tout au long du processus, du début à la fin, et les aider à mettre des mots sur des émotions difficiles.

 

Auto-régulation émotionnelle

Afin de dépasser le comportement d’évitement et d’amener les publics, notamment adolescents, à travailler sur leur résilience (compétence-clé pour développer son futur-soi et être mieux armé face aux difficultés de la vie), il peut être proposé aux adolescent·es de s’appuyer sur l’auto-régulation émotionnelle.

Il s’agit de techniques visant à aider les individus à gérer leurs angoisses dans des moments difficiles, et ainsi éviter des comportements nuisibles en transformant les émotions difficiles en alliées. 

Il peut ainsi être intéressant de proposer aux élèves toute une séquence de travail sur les émotions. Comment les reconnaître ? À quoi servent-elles ? Comment apprendre à vivre avec ? Les exercices de méditation ou de respiration peuvent être un point de départ pour centrer l’attention sur les émotions et enclencher ensuite un dialogue. 

Plus d’infos sur le site du Ministère de la santé (techniques pensées pour des élèves atteints de troubles autistiques, mais qui peuvent être appliquées de manière plus générale). 

Aides pour l’auto-régulation émotionnelle

  • Analyse des émotions : les élèves doivent être capables d’identifier et de nommer les émotions. Vous pouvez les guider avec des outils tels que des roues des émotions ; des tableaux d’expression ; des images (par exemple, photolangage). Par exemple, demandez « Que ressentez-vous en ce moment ? » ou « Quelle partie du contenu a provoqué cette émotion chez vous ? » Cela aide à comprendre comment ils réagissent et élargit leur vocabulaire émotionnel.
  • Exercices de pleine conscience : ces pratiques aident les élèves à se recentrer et à calmer les réactions immédiates. Offrir de courts moments pour des respirations profondes ou une méditation guidée avant ou après la discussion de contenu sensible. Par exemple, demandez-leur de se concentrer sur leur respiration pendant une minute, en prêtant attention à leurs sensations sans jugement.
  • Outils pour l’autorégulation active : cohérence cardiaque (contrôle de la respiration à un rythme régulier), ancrage (focalisation de l’attention sur un objet/point de stabilité) ou écriture expressive (mettre leurs pensées sur le papier/exprimer leurs émotions).

Préparation

Le fait d’annoncer les thématiques difficiles dans le contenu à venir est perçu généralement de manière positive par les élèves, car cela signifie que l’enseignant·e a pris soin, en amont, de se mettre à la place d’une personne potentiellement traumatisée. Cela montre qu’iel a souhaité prendre en compte sa sensibilité, sa vulnérabilité et donc son identité. Ainsi, il semble positif de présenter aux élèves ce qui va être travaillé et en quoi le contenu qui leur est proposé est important dans le contexte des apprentissages. 

Cependant, il est important de ne pas tout dévoiler afin de préserver un effet de découverte et de favoriser le développement de la résilience. Plutôt que de détailler précisément les scènes ou les éléments sensibles, il est préférable de formuler un avertissement plus large, laissant une marge d’interprétation aux élèves. Cette approche leur permet de mieux gérer leur propre réaction face au contenu, sans anticiper une émotion négative qui pourrait être amplifiée.

L’idée est ici est de proposer une sorte de sas pour permettre à certains de vos élèves de se sentir entendus, compris et intégrés – et d’éviter ainsi le sentiment de rejet et d’isolement.

 

Bienveillance

Avant d’aborder des thèmes sensibles en classe, il est important de créer un contexte dans lequel les sentiments de vos élèves sont reconnus et respectés. Comme avec les groupes de vétérans ou les groupes de parole que proposent les psychologues, proposer un cadre avec des règles pour parler de choses sensibles nous semble pertinent. 

Un cadre est généralement symbolique et est constitué de règles qui permettent à la fois de protéger les individus et d’assurer l’existence du groupe. En tant qu’enseignant·es, vous pouvez déjà proposer 5 règles de base : exprimer en « je » / liberté / authenticité / confidentialité / écoute. Vous pouvez ensuite demander à vos élèves s’ils souhaitent ajouter une autre règle, les rendant également acteur du groupe. Vous garantissez ainsi le cadre, tout en permettant à vos élèves de s’y engager activement. 

Dans ces 5 règles, la règle de liberté peut surprendre : elle stipule que chaque participant·e est libre de s’exprimer ou de garder le silence selon son choix. En tant qu’enseignant·e, vous devez déterminer si tous les élèves doivent assister au contenu difficile en groupe. Si travailler sur le contenu pédagogique est essentiel, permettre à certains élèves fragiles de le faire individuellement ou à leur rythme, en utilisant des techniques d’autorégulation, peut les aider à mieux s’engager. Rappelez-vous qu’un cadre bienveillant et empathique soutient l’engagement des élèves marqués par des traumatismes, tout en les équipant pour les aborder avec ouverture et respect.

Les groupes de parole, s’ils diffèrent tous en fonction des personnes qui y participent, du thème et de l’animateur·rice, sont caractérisés par des règles communes indispensables (que l’on peut retenir par un moyen mnémotechnique simple : “JE LACE”).

  • JE : utiliser le “je”, c’est parler en son nom propre, exprimer ses pensées, ses ressentis et en être responsable tout en évitant les idées générales et/ou préconçues, peu intéressantes dans le cadre d’un groupe de parole.
  • L – Liberté : chaque participant·e est libre de s’exprimer ou de garder le silence si iel le souhaite. L’animateur·rice invite mais respecte le choix du participant·e.
  • A – Authenticité : le groupe de parole est un cadre suffisamment sain pour pouvoir exprimer et partager ses émotions sans filtre et sans retenue. C’est sans doute le point le plus délicat à atteindre pour certaines personnes, mais c’est en cela que l’exercice apportera le mieux-être recherché.
  • C – Confidentialité : tout ce qui se dit dans un groupe de parole, reste dans le groupe. Cela permet d’exprimer ses sentiments en toute confiance, sans crainte d’être jugé ou trahi.
  • E – Écoute : elle est l’un des fondements essentiels des groupes de parole. Il est nécessaire de savoir écouter les autres, dans le respect et l’empathie, sans les interrompre, afin de soi-même bénéficier de ces conditions optimales d’expression.

Debrief structuré

Lorsque les psychologues doivent prendre en charge des personnes qui viennent d’être exposées à un événement traumatique, l’objectif premier est de proposer un temps de « defusing ». Dans le contexte où vous proposez un contenu potentiellement difficile pour vos élèves, proposer un debrief structuré semble essentiel. Après avoir visionné un film, il s’agit d’organiser une discussion facilitée où les élèves peuvent expliquer ce qu’ils ont ressenti et ce qu’ils ont appris de cela. 

Invitez les élèves à exprimer leurs ressentis en posant des questions ouvertes : qu’est-ce qui les a le plus marqué ? Quelles émotions ont-ils ressenties ? Aidez-les à explorer les mécanismes du contenu en les guidant vers une analyse plus approfondie : pourquoi certaines scènes ont-elles été représentées ainsi, ou quels éléments ont été particulièrement marquants ou déroutants ? Encouragez-les à faire des liens entre ce contenu et des enjeux plus larges, en réfléchissant par exemple à la manière dont il reflète des problématiques actuelles ou historiques, et aux leçons que l’on peut en tirer pour mieux comprendre le monde. Enfin, concluez par une synthèse collective des idées partagées, en soulignant la diversité des perceptions.

Un debrief structuré permet de transformer une réaction émotionnelle brute en une réflexion enrichissante. Il aide les élèves à comprendre leurs propres réactions tout en développant leur esprit critique face à des contenus sensibles.

 

Écriture émotionnelle

Vous pouvez proposer à vos élèves, cinq minutes avant la fin du cours, de tenir un journal d’écriture émotionnelle. Cette pratique peut les aider à mieux comprendre leurs réactions face à des contenus difficiles. Ce journal, qui leur est personnel, leur offre un espace intime pour exprimer leurs ressentis et relier leurs expériences à leurs apprentissages. Mais vous pouvez également proposer à celles et ceux qui le souhaitent de partager ce qu’iels ont écrit. Vous offrez ainsi un espace de dialogue (n’oubliez pas de rappeler le cadre bienveillant).  

Sur le long terme, cet exercice favorise le développement de l’introspection, de la gestion des émotions et de la capacité à aborder des sujets complexes. Le journal devient ainsi un outil clé pour transformer des réactions émotionnelles initialement brutes et/ou négatives en opportunités d’apprentissage et de croissance personnelle. Les questions doivent rester ouvertes pour inviter les élèves à une analyse critique.

Liste de questions (non exhaustive) pour le journal de bord

  • Pourquoi pensez-vous que l’auteur a choisi de représenter cette scène de cette manière ? 
  • Quelles émotions ressentez-vous en regardant cette image/vidéo, et pourquoi pensez-vous qu’elle suscite ces réactions ?
  • Que voulez-vous comprendre ou savoir davantage après avoir vu ce contenu ?
  • Selon vous, quels choix artistiques ou narratifs ont été faits pour représenter ce sujet ?
  • Comment ce contenu reflète-t-il (ou non) les réalités que vous connaissez ou avez vécues ?
  • Pourquoi pensez-vous que ce sujet est important à aborder, même s’il est difficile ?
  • Quels impacts ce contenu pourrait-il avoir sur différentes audiences (jeunes, adultes, personnes concernées) ?
  • Avez-vous déjà rencontré des représentations similaires de ce thème ? Si oui, comment diffèrent-elles de celle-ci ?
  • Comment pourriez-vous expliquer à quelqu’un d’autre ce que vous avez appris ou ressenti après avoir vu ce contenu ?

 

Conclusion 

Les trigger warnings peuvent constituer un outil précieux pour prévenir la présence de contenus difficiles pour les personnes particulièrement sensibles à ces sujets. Mais cela ne suffit pas pour préparer les élèves à affronter des contenus difficiles. Cela peut même mener à deux pièges majeurs : l’évitement émotionnel et l’anxiété anticipative En combinant des espaces bienveillants, des discussions réflexives et un apprentissage de l’autorégulation émotionnelle, les enseignant·es peuvent transformer ces moments en opportunités d’épanouissement personnel et collectif. L’éducation aux images devient alors un levier puissant pour développer l’empathie, la pensée critique et la résilience émotionnelle.

Par Vanessa Eroukhmanoff, psychologue et formatrice sur la psychologie des personnages de fiction

Bibliographie (Anglais)