Points de vue sur l’éducation aux images
logo sinspirer
Témoignages

Comment gérer le collectif en atelier ?

Partager

Marilou Peral anime régulièrement des ateliers pratiques de réalisation, notamment avec des publics en difficulté psychiatrique. Elle partage ses réflexions sur la construction du collectif et la création d’une dynamique de groupe.

Publié le 14/01/2022, Mis à jour le 22/08/2023

Construire un cadre pour soi et « son » groupe

Parler de la gestion du collectif nécessite, en premier lieu, de comprendre à quel collectif on s’adresse. A force d’expériences dans différentes structures, je fais le constat qu’aucun groupe ne se ressemble. Tant et si bien que la « gestion » pourra être diamétralement différente d’un groupe à l’autre.

 

Prendre en considération le contexte de la structure d’accueil

Je ressens toujours assez fortement le fait que, même si (parfois) ma venue est très attendue, je suis l’élément « étranger ». Dès lors, mon objectif est d’arriver à me fondre dans le groupe.

Dans un premier temps, j’ai pris l’habitude de repérer quelques points précis pour comprendre la particularité du groupe que je rencontre. Le contexte est important : dans quelle situation se trouve la collectivité, l’institution, la structure dans laquelle j’interviens ? Est-elle en crise ? Laisse-t-elle de l’indépendance aux personnels qu’elle emploie ? Les moyens sont-ils restreints ? Les personnels sont-ils fatigués ? Ou au contraire, est-ce que tout va pour le mieux ? Dans des contextes difficiles, les participants de l’atelier peuvent être fragilisés et accueillir différemment un atelier.

Il y a quelques années,  je suis intervenue auprès d’enfants de 7 à 10 ans dans un ITEP rattaché à un grand hôpital psychiatrique parisien. J’avais un groupe « fermé » de six enfants le lundi après-midi (c’est-à-dire que ce groupe était tout le temps le même et les enfants se devaient d’être là), et un autre groupe « ouvert », de cinq enfants internes le jeudi (les enfants avaient la liberté de participer ou non). Une politique de restructuration des hôpitaux était en cours et l’avenir des salariés de ce service, éducateurs, infirmières, médecins, psychomotriciens, restait flou. Cette situation d’incertitude et de flottement infusait jusqu’à l’organisation des journées des enfants, tout pouvant changer dans leur emploi du temps d’un jour à l’autre. Les premiers temps, quand je venais pour lancer l’atelier, il est arrivé que l’éducateur qui m’accompagnait, accaparé par une organisation éprouvante, oublie complétement ma venue. Le premier point important a donc été pour moi d’installer mes ateliers dans une régularité stricte (j’attendais patiemment qu’on aille chercher les enfants si on m’avait oubliée), au rituel léger mais indéboulonnable. L’idée était ici de créer un endroit fidèle aux enfants. Pour le groupe « ouvert », tous les jeudis soirs, je réaménageais une salle, installais le matériel que je voulais leur faire découvrir, je goûtais avec eux pour comprendre leur état d’esprit du jour et j’annonçais le démarrage de l’atelier aux enfants. Je ne formulais aucune demande particulière pour qu’ils participent. Ils étaient libres de venir ou non. J’estimais en effet que, dans un lieu aussi flottant avec des enfants aux troubles envahissants, le désir de participer devait venir des enfants eux-mêmes et ne pas être une nouvelle injonction. Mon idée était que leur désir devait devenir une balise pour eux.

 

Prendre en considération l’envie des participants d’être présents

L’autre point important pour moi est de prendre en considération le choix ou non des participants de faire partie du groupe. Leur place dans le groupe et leur rapport à l’autorité, entre autres, peuvent être un frein à leur envie de faire. Il est fréquent qu’un transfert envers l’intervenant ait lieu. L’enfant, ou l’adulte, peut transmettre son agacement, faire preuve de violence vis-à-vis de l’intervenant présent. Même si, en vérité, les reproches ne sont pas adressés à l’intervenant personnellement, mais à ce qu’il peut représenter. S’il y a de l’agressivité dans le transfert, il faut pouvoir l’accepter pour qu’à travers le medium de l’atelier, la personne s’apaise.

Le premier enfant de l’ITEP que j’ai accueilli seul en atelier du groupe « ouvert » était très excité. Même s’il était venu de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de m’adresser des « j’en ai rien à …de tes trucs, c’est de la … »… Soit. Quand je lui ai montré des jouets optiques, il a été alors absorbé, comme happé. Puis, quand il est revenu à lui, les grossièretés fusaient de nouveau de sa bouche. Je restais calme, plutôt amusée de ses inventions ultra grossières. Être présent dans ce nouvel atelier était sans doute très excitant pour lui, peut-être angoissant aussi. Voir les petites images se mettre à bouger le calmait, l’absorbait, le rassurait sans doute sur mes intentions. Cela a été soulageant de comprendre qu’il fallait que je tienne face à ces outrances, que je ne réponde pas en me défendant, mais en laissant faire, en accueillant ce qui était malgré tout exprimé. Lui présenter les différents jouets optiques a créé un espace de rencontre. L’enfant a finalement réussi à se délester du poids de la méfiance, ce qui lui a permis alors de s’engager dans la création et ainsi de participer à la dynamique du groupe.

Extrait, Atelier GEM, 2019

Comment impliquer les personnes du groupe

 

Trouver le mouvement de chaque personne

Au sein du groupe, il faut trouver le « petit truc » qui déclenchera le mouvement de la personne et qui fera qu’elle se sente concernée. Pour commencer un atelier, je propose des exercices filmiques. Il s’agit ici de permettre aux personnes de prendre en main le dispositif cinéma pour que le groupe comprenne les possibilités du medium.

Ces premiers temps de découverte s’apparentent à  une ébauche du travail à venir. Ces exercices sont faits pour «  jouer  », ils permettent une recherche tranquille de tout le groupe, sans en avoir l’air. C’est dans ce moment-là que je repère ce qui agit pour les participants et les participantes. Parfois, le déclic intervient quand la proposition devient « technique » : c’est à dire quand je propose à la personne de prendre le son, la caméra, de jouer devant la caméra. D’autres fois, c’est quand elle a en charge d’enregistrer les propositions des autres, autrement dit quand elle pose un geste silencieux, d’écoute ou de regard pour les autres personnes du groupe. Je m’appuie alors sur les inventions improvisées, les appétences pour la technique ou autre afin de les reconvoquer lors du projet filmique. Je ne distribue pas de rôles, mais je souligne les propositions de la personne au sein du groupe.

 

Travailler à partir  du commun

Une autre piste pour mettre tous les membres d’un groupe en mouvement est de repérer ce que le groupe a en commun avant mon arrivée. Qu’est-ce qui fait lien malgré les possibles tensions ? Au nom de quoi on a réuni ce groupe ? Je ne travaille pas en direct avec ce commun, mais je sais qu’il est là, et chacun sera libre de le convoquer ou non dans sa création. A partir de ce commun, je réfléchis à ce que je pourrais amener qui constitue un point de départ pour le groupe, qui crée un nouveau commun, une culture commune à tous les participants, un point d’origine.

Au sein d’un atelier documentaire auprès de lycéennes en CAP « soin à la personne », que j’ai co-animé avec une autre intervenante, nous avions préparé un corpus de courts-métrages documentaires intimes pour réfléchir à la manière de filmer sa propre expérience de la rencontre, le soin accordé au sujet filmé. Pour un atelier auprès des membres d’un Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) à Bondy, il s’agissait de montrer des Portraits d’Alain Cavalier pour introduire la notion d’être regardé avec douceur, avec soin. Dans le cadre d’un travail avec des élèves de SEGPA, je les ai amenés au musée d’Orsay pour réfléchir à la naissance du cinéma et ainsi contextualiser le medium et s’émerveiller de son avènement.

Mes propositions de culture commune naissent de la particularité du groupe, pour que cela entre en résonance avec chacun. À partir des remarques des participants, de leur discussion sur cette culture commune, peut alors s’élaborer la thématique de l’atelier.

Extrait, Atelier GEM, 2019

Co-construire une thématique et une dynamique de groupe

 

Le groupe comme soutien à la création

La thématique est donc souvent pensée après la première rencontre. En fonction des personnalités, du cadre, des possibilités techniques réelles, j’élabore un dispositif que je propose dans l’atelier. Selon les réactions que j’obtiens, je le réoriente plus ou moins différemment. Quand on travaille avec des publics fragiles, il faut savoir être souple et ne pas avoir peur de réaménager une proposition. C’est ce que m’ont appris les enfants de l’ITEP. Ces enfants, en plus d’être pris dans la crise de l’institution, avaient eux-mêmes des troubles imprévisibles les poussant rapidement vers une forme de violence envahissante, les entraînant dans une difficulté de faire. Toute demande, même sous forme de simple proposition venant d’un Autre était alors impossible.
De ce fait, j’ai pris le parti de venir avec différentes propositions techniques, différentes possibilités, abandonnant toute velléité à proposer une ligne unique. L’idée était pour moi que l’enfant puisse se saisir d’un des outils (enregistrement d’images, de sons ou visionnage de courts-métrages) pour impulser un début d’histoire, de fiction. C’est après leur avoir montré et fait manipuler différentes techniques que je leur ai proposé de faire un plan séquence dans la structure, où chacun devait attendre que la caméra arrive pour se mettre à jouer. C’est après cet exercice que l’enfant cité plus haut a eu l’idée de faire un « clip d’au revoir » quand il a quitté la structure en demandant aux autres de venir écrire des paroles et danser avec lui. C’est quand j’ai apporté un zoom H4 qu’un autre enfant, saisi par la nature du son amplifié, a réussi à mettre en rap le désarroi d’avoir été maltraité quelques jours avant, et c’est après ces différentes expériences faites par les autres, qu’un autre a mis en scène une histoire policière pour rendre hommage à sa mère malade, ancienne policière.
Dans les objets filmiques réalisés de l’ITEP, il était frappant de voir que, même si des enfants avaient régulièrement des crises de colère, de désespoir ou de violence, ils savaient faire une proposition de création en invitant les autres enfants à participer à leurs projets. Cela se passait non sans heurts, mais chacun savait que l’enfant créateur avait besoin de lui. Faire un objet filmique n’avait pas de sens en étant réalisé seul, le groupe était donc indispensable.

Un autre atelier m’a fait comprendre différemment comment le groupe pouvait soutenir la création de chacun. Au Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) de Bondy, la consigne de départ, pré-existante à mon atelier, était la même pour tous et toutes : produire un texte à partir du « Je me souviens » de Georges Pérec. Libre à chacun de faire un récit réel ou imaginaire. L’atelier de cinéma devait mettre en images et en sons les textes rédigés par ceux et celles qui participaient. Pour se faire, un groupe  « cinéma » s’installait autour de la table pendant que les autres gemmeurs restaient un peu plus loin. Les participants évoquaient des souvenirs, des expériences en écho au texte « Je me souviens » de la séance du jour. Ces souvenirs pouvaient aller de l’expérience de l’internement psychiatrique aux chansons de variétés de jeunesse. Une discussion s’engageait sur le sujet abordé par la personne dans son texte et une construction de groupe des films émergeait. La personne concernée se laissait porter ou dirigeait les images des uns et des autres dans son projet de film.

C’est intéressant en tant qu’intervenant d’accompagner le flux de la parole de groupe, de tendre l’oreille auprès de ceux ou celles qui se taisent aussi et de « sentir » quand les faire intervenir. Les tournages de ces films se sont organisés comme des rendez-vous « spéciaux », souvent à l’extérieur du local. Le groupe se reconstituait alors en dehors, où chacun avait sa place de « coordinateur » pendant le tournage. Selon les films, il y avait la personne qui cadrait, celle qui s’occupait des accessoires, celle qui était en relation avec le lieu de tournage, celle qui jouait devant la caméra… Les personnes du groupe se repartissaient alors comme soutien à la création d’un seul, soutenant la personne dans son projet de film.

 

Mais parfois…

Dans l’ensemble de ces situations, la consigne est toujours un prétexte, une excuse pour créer un point de départ. Elle peut-être remodelée selon le groupe et les participants. L’atelier artistique permet aux personnes de se mettre en mouvement, en création, pour dire quelque chose de soi, soutenues par le groupe. C’est de l’expérience de groupe qu’advient la création. La thématique émerge par la singularité du groupe, elle n’est pas vraiment prévisible à l’avance.
Mais il y a aussi des impossibles. Quand les participants ne veulent pas du groupe.

Au sein de l’atelier documentaire mené auprès de lycéennes en CAP « soin à la personne », que je mentionne plus haut, un des groupes n’a pas réussi à se saisir de la thématique de l’atelier. Nous avions une classe de 31 élèves, divisée en neuf groupes. Chaque groupe rencontrait une personne âgée dans le cadre d’une collecte sonore de « mémoires de territoire ». Peu à peu, nous leur avons proposé de faire un documentaire court sur la rencontre avec la personne interviewée. Chaque groupe a su s’emparer de la proposition, de manière singulière. Par la collecte d’anecdotes, de photos d’archives personnelles, de prises de photos d’objets singuliers ramenés par les personnes âgées. Puis, chaque groupe a écrit une voix off revenant sur la rencontre en elle-même et ce qui les avait marqué.

Certains films ont été très aboutis, d’autres inachevés mais pas inaboutis (des pistes de créations ont été posées). Un des films nous a particulièrement étonnées à la fin de l’atelier. Le film ne travaillait pas la rencontre avec la personne âgée en elle-même, mais les animosités au sein de la classe des 31 élèves. Autrement dit, les tensions pré-existantes au sein du groupe de classe n’avaient pu être évacuées et ont été reconvoquées dans la création du film. Mais peut-être que cela n’a pas été exactement un échec, une adresse a malgré tout été faite au groupe classe, quelque chose a pu se dire à travers leur film.

In fine, un atelier de cinema peut avoir plusieurs entrées. Le groupe peut faire son film, tout en intégrant les propositions individuelles dans la création à plusieurs ou le groupe peut soutenir une personne dans sa création filmique, chacun assurant une fonction. L’avantage qu’a le cinema, en tant que medium artistique, est qu’il peut permettre d’expérimenter différentes positions aux participants.
On peut-être « regardeur » ou « regardé », soutenir l’autre ou être soutenu. Tout l’enjeu de la création en groupe est que chacun puisse faire cet aller-retour.
Il est toujours intéressant d’observer comment chacun peut s’emparer de la proposition de faire un film, medium collectif par excellence et marquer par son geste, la création cinématographique commune. Ainsi, quel que soit le chemin choisi, le film d’atelier est toujours une création à la fois collective et intime.

Par Marilou Peral