Points de vue sur l’éducation aux images
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Témoignages

“Écrire” un film, sans scénario ?

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Suite à la parution d’un rapport Pour la sensibilisation de la jeunesse à l’écriture créative et scénaristique, Dorothée Sebbagh questionne l’essentialité du scénario dans le processus d’écriture d’un film.

Publié le 06/04/2021, Mis à jour le 26/09/2023

Je suis cinéaste, auteure des scénarios de mes films, mais aussi scénariste ou consultante pour d’autres cinéastes. J’ai également été assistante-réalisatrice, scripte, monteuse et il m’est même arrivé de jouer dans quelques films. Dans toutes ces pratiques, comme à chaque étape de la conception, nous écrivons le film, nous le réécrivons jusqu’au dernier moment de sa fabrication. Ainsi au mixage, il m’est déjà arrivé de changer complètement une ligne de dialogue d’un acteur – dite off dans un champ-contrechamp – et de la faire réenregistrer par cet acteur afin de modifier le sens d’un échange entre deux personnages.

Autrement dit, je suis de ceux qui pensent que l’écriture cinématographique et même la narration, le récit d’un film, ce n’est pas uniquement le scénario  écrit.

Le cinéma s’est d’ailleurs inventé et développé les premières années de son histoire sans, stricto sensu, de scénario. Le mot de scenario – mot italien usité dans l’univers du théâtre et plus particulièrement de la Commedia dell’arte et dont la définition était alors canevas de mise en scène  – n’apparaît dans le vocabulaire du cinéma européen qu’en 1907 à travers Georges Méliès.
Un peu plus tard aux États-Unis, où le genre du cinéma burlesque vit son âge d’or, les films sont lancés à partir d’un personnage, d’une situation, d’un canevas de mise en scène… mais pas encore d’un scénario. Un métier bien particulier voit alors le jour  : le gag man. Il y en a souvent plusieurs sur le tournage, et ils sont chargés d’inventer en direct des situations qui n’auraient pas pu s’imaginer à l’écrit, dans un bureau devant une page blanche, mais qui fusent dès que les acteurs sont dans le décor, l’espace de jeu. Ces gag men sont payés au gag, 5 à 10 $ pour chaque idée retenue dans le film, seulement si elle est effective, en d’autres mots  : si elle est drôle. Voici une écriture qui ne peut pas être du scénario. Tous les auteurs de comédie acquiesceront… Il n’y a rien de plus difficile que d’écrire un gag dans un texte destiné à être lu.

 

Quelques pistes d’écriture sans scénario

On peut donc évidemment inventer sans écrire. S’il n’y avait pas cette question, centrale, du financement des films et de l’objet transitionnel du scénario sous sa forme écrite, le cinéma contemporain serait sans doute très différent, peut-être moins “corseté”, plus inventif… Un cinéma qui n’en serait peut-être pas arrivé à simplement filmer le scénario.

L’idée d’un cinéma sans scénario tel qu’on le conçoit aujourd’hui majoritairement, notamment dans les lieux de décision du financement des films, est un sujet qui me passionne. À travers mon expérience de cinéaste et d’intervenante en ateliers, j’ai recensé différentes formes d’écriture sans “écrit” que je me propose de partager ici.

 

Dans la réalisation

Il y a d’abord bien sûr la dimension d’improvisation de l’acteur, associée au travail de certains cinéastes, qui au théâtre se nomme très justement  : “l’écriture au plateau“.

Citons par exemple  le cinéma de Jean Renoir, de John Cassavetes ou de Jacques Rozier dont les films s’écrivaient en se réécrivant sur le tournage à travers les propositions et inventions des acteurs. D’autres cinéastes choisissent d’écrire leur scénario, jusqu’aux dialogues, à partir d’improvisations préalables au tournage. La réalisatrice Sophie Letourneur opère ainsi  : elle organise des sessions de travail et d’impros à bâtons rompus avec ses interprètes, sessions qu’elle enregistre minutieusement afin d’en relever les dialogues pour les intégrer à la construction de son récit. Les dialogues seront joués, au mot près, souvent par les mêmes interprètes, mais garderont la spontanéité et la fraîcheur de l’oral.

Une autre pratique consiste à “écrire” le scénario au jour le jour, en l’adaptant et le réinventant au fur et à mesure des propositions des acteurs et des directions prises par le récit chaque jour de tournage. Le cinéaste Jacques Rivette travaillait par exemple avec les scénaristes Pascal Bonitzer et Christine Laurent qui l’accompagnaient sur le plateau la journée pour observer le tournage et écrivaient ensuite le soir, ou même la nuit, les séquences du lendemain. Plus récemment, Édouard Baer a demandé à la scénariste Marcia Romano d’écrire les séquences de son dernier film au fil des journées de tournage, en fonction des acteurs, des lieux, de l’ambiance, de la mise en scène. Où l’on retrouve l’idée du gag man

Lorsque j’ai réalisé mon premier long-métrage de fiction,  Chercher le garçon, qui raconte l’histoire d’une femme à la recherche de l’amour sur Internet, j’ai choisi d’écrire un canevas de cette histoire mais pas de scénario. Le film était constitué de plusieurs rencontres entre le personnage principal et différents hommes contactés sur un site imaginaire de rencontres amoureuses. La veille du tournage de sa séquence, chaque acteur recevait une fiche avec le profil de son personnage sur le site de rencontres  : photo, présentation, phrase d’accroche… ainsi que tous les échanges que j’avais imaginés – et écrits donc – entre lui et le personnage féminin. Je filmais ensuite la rencontre des deux comédiens en situation (un rendez-vous dans un café, un restaurant, un parc…) qui ne connaissaient de l’autre que son passé virtuel. Ainsi, toute la rencontre était improvisée sans qu’aucun dialogue ne soit préalablement écrit. Il en est ressorti un sentiment puissant de réalité et de vérité des échanges entre les personnages qui n’aurait pas pu advenir avec un mode de tournage traditionnel.

J’ai récemment, cette fois en tant qu’actrice, connu une autre expérience d’écriture au plateau chez un cinéaste venu du théâtre, Thierry de Peretti. Plusieurs séquences de son dernier film, L’Infiltré, reconstituent des comités de rédaction du quotidien Libération où travaille comme journaliste le personnage principal (le film est adapté d’une histoire réelle se déroulant dans les années 2010). Nous étions plusieurs comédiens à incarner d’autres journalistes et nous n’avons eu aucun texte. L’actualité des jours de comités de rédaction nous était transmise au préalable et chacun d’entre nous, selon son service, devait proposer, exactement comme le font les journalistes de Libération, un papier sur un sujet de cette actualité. Nous avions bien sûr été invités dans les jours précédents le tournage à assister à de vrais comités de rédaction et à rencontrer de vrais journalistes de Libération.

Le travail de comédien est donc ici aussi un travail d’écriture. Mais celle-ci est avant tout orale et vivante, ancrée dans la matière documentaire, modelée par les interactions entre les partenaires de jeu et enfin enregistrée comme telle par le cinéaste.

En atelier d’éducation aux images

Dans ma pratique d’intervenante, en ateliers ou pour différentes formations  autour du scénario, j’ai plusieurs fois expérimenté l’écriture sans écrit.

Il y a quelques années, j’ai mené des ateliers en psychiatrie au sein de l’hôpital Édouard Toulouse à Marseille. Les patients concernés ne pouvaient pas, pour la plupart, rédiger un texte élaboré. J’ai alors eu l’idée de construire les récits des petits films que nous allions fabriquer ensemble à partir de cadavres exquis, sur le modèle de ceux des poètes surréalistes. Chaque participant proposait ainsi un mot sans connaître ceux proposés par les autres patients. Les mots assemblés composaient une phrase et la consigne était alors pour le groupe d’en faire un récit, une histoire… Un autre cadavre exquis consistait pour chacun à choisir une image dans un ensemble que je proposais. Le choix et l’ordre des images induisaient alors un canevas, une histoire complètement inventée à partir de ces images. Nous avons fait plusieurs films très chouettes dans cet atelier, avec des personnages et des récits construits – début/milieu/fin – mais à aucun moment nous n’avons écrit de scénario.

J’ai retrouvé il y a peu cette pratique du collage d’images dans le concours de l’école de cinéma La CinéFabrique : dans une épreuve de scénario par exemple, il est demandé aux candidats d’ordonner une sélection de plusieurs images et de développer un récit à partir de ce choix. Des exercices de ce type peuvent être déclinés à l’infini pour des ateliers de réalisation de films, mais aussi pour des ateliers d’écriture de scénario. Les images peuvent être compilées à partir d’archives, de photos de famille ou de presse, d’illustrations diverses, d’œuvres d’art (photographies, dessins, peintures…)

Cette présence de l’image dès l’écriture du scénario se retrouve d’ailleurs dans le milieu professionnel. L’objet scénario peut ne plus être réduit à l’écrit. Depuis quelques années, on a vu apparaître des photos dans les textes, des liens vers des images en mouvement ou des sons, des morceaux de musique. Libre au lecteur du scénario, dans une commission d’attribution de financement par exemple, de les consulter… Les projets sont souvent accompagnés de Mood boards d’images évoquant l’univers visuel du film, des ambiances, des visages, etc. toute chose impossible à traduire de façon sensible en mots.

Vers un avenir moins écrit ?

Dans le même ordre d’idée, l’oral est devenu un moyen primordial de transmettre son projet de film, voire même le contenu de son scénario. Ainsi, de nombreuses commissions d’attribution d’aides à l’écriture, au développement ou à la production (CNC, régions ou autres) organisent désormais des “oraux” afin de recevoir les auteur·e·s, réalisateurs·trice·s et parfois producteurs·trice·s. Il y est question de cinéma, de mise en scène mais aussi énormément de scénario, de personnages, de dramaturgie. La résidence d’écriture et développement du Groupe Ouest en Bretagne a de son côté généralisé la pratique des “Raconte-moi” lors de la sélection des projets. Les scénaristes et/ou réalisateurs·trice·s doivent ainsi accompagner leur dossier de candidature d’une vidéo de 5 minutes dans laquelle ils·elles racontent leur film (avec la contrainte d’un plan-séquence face caméra).

Un festival de cinéma va même encore plus loin  depuis quelques années : le Wipp, “Work in Progress Performance”, premier festival français entièrement consacré aux films en cours d’écriture. L’idée, qui peut sembler farfelue au départ, n’en est pas moins pertinente  : les projets ne peuvent être présentés aux membres du jury et au public que sous forme de performance. L’écrit y est interdit. L’année où j’ai fait partie du jury, différents projets de films nous ont été soumis, certains dont les dialogues étaient lus ou dits par des comédiens, d’autres racontés avec des powerpoints plus ou moins fantaisistes, des vidéos de repérages, des animations, des musiciens…

Les voies/voix s’ouvrent donc petit à petit vers une écriture moins figée par l’écrit, plus mouvante, plus vivante sans doute, une écriture avec des images et des sons. Ainsi peut-être rejoindrons-nous un jour le rêve de nombreux cinéastes, celui qu’Alexandre Astruc avait baptisé  la caméra stylo

Par Dorothée Sebbagh

[1] Rapport de la mission Sullivan, par Lorraine Sullivan, Octobre 2019