Depuis les années 1970, les bibliothèques se sont tournées vers l’image, la diffusion d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques et des actions d’éducation aux images.
Publié le 22/02/2019, Mis à jour le 26/04/2023
Depuis quelques années, grand nombre de structures très variées se sont emparées de la question de l’image. Parmi elles, les bibliothèques s’imposent, depuis les années 1970, comme un acteur majeur pour la diffusion du patrimoine audiovisuel et cinématographique (prêt de DVD, organisation de séances…). Un grand nombre d’entre elles, également, mettent en place des actions de médiation et d’éducation aux images
“Assigner à résidence le savoir du monde […], faire de cette résidence un lieu d’accueil et de rencontres…” [1] : voilà, en quelques mots, comment Michel Melot, ancien directeur de la Bibliothèque publique d’information (BPI), décrit ce lieu hybride qu’est la bibliothèque. Un conservatoire de livres, un service de prêt, oui, mais aussi un lieu de recherche, de création, d’échange et de formation. Un lieu inscrit dans la Cité et au service de la société, où les bibliothécaires oeuvrent comme “passeurs”.
Bandita / CC BY-SA 2.0
Diffuser les images
Si, au fil des années, cet ancrage perdure, l’offre des bibliothèques, elle, a considérablement évolué. Depuis le début des années 80, les bibliothèques sont d’abord devenues “médiathèques”, avec l’arrivée de la musique et de l’audiovisuel dans les collections et le développement d’animations culturelles. Le cinéma et l’audiovisuel ont mis du temps à s’y faire une place : il leur a fallu se battre contre des préjugés, revendiquer une véritable légitimité culturelle, puis refuser de n’être présents que comme produit d’appel pour attirer dans les équipements les jeunes et les actifs.
Aujourd’hui encore, le rôle des médiathèques dans la diffusion du cinéma et de l’audiovisuel est largement méconnue. Au-delà de mettre à disposition des DVD (qui sont toujours massivement empruntés par leurs usagers), les médiathèques organisent des milliers de séances de projection, sur tout le territoire, tout au long de l’année, présentant des œuvres rares – en particulier des films documentaires – devant des centaines de milliers de spectateurs, en organisant régulièrement des rencontres et des débats. Elles sont partenaires de la majeure partie des festivals, dans chaque ville où ils se tiennent, et les relaient souvent dans les communes avoisinantes. Elles développent des partenariats avec les salles de cinéma, ou permettent de porter les films dans des territoires où les salles n’existent pas. Certaines accompagnent les publics dans les hôpitaux, les centres de détention. Elles organisent, dans toute la France, des ateliers d’une étonnante inventivité, pour tous les publics.
Enfin, elles sont devenues actrices importantes de l’éducation au cinéma, à l’image, aux médias et à l’information. Elles disposent en effet d’un certain nombre d’atouts spécifiques :
- ce sont des lieux où se mêlent des classes sociales très diverses, avec des pratiques culturelles variées. Le bibliothécaire, [comme d’ailleurs tout autre médiateur, éducateur, “passeur”], doit être accueillant à toutes les opinions, toutes les sensibilités, quitte à mettre parfois entre parenthèses ses propres idées et ses propres goûts.
- ce sont des lieux mixtes et intergénérationnels, fréquentés par des hommes et des femmes de tous âges, de la petite enfance à la vieillesse.
- les bibliothèques sont présentes sur l’ensemble du pays, dans des territoires très différents, très inégaux en terme d’équipements culturels, et plus généralement d’équipements publics.>
- ce sont des lieux multimédias, les seuls sans doute à même de proposer des parcours entre le livre, le film, la musique, Internet, le jeu vidéo,…
De l’éducation au cinéma à l’éducation aux médias et à l’information
Ces différents caractères sont probablement ceux qui permettent aux bibliothèques de concevoir l’éducation à l’image d’une façon qui leur est spécifique : dans une continuité allant de l’éducation au cinéma à l’éducation aux médias et à l’information.
La présence massive des images sur les réseaux, la place croissante qu’elles occupent dans nos univers de pensée et de connaissances, rend particulièrement crucial une compréhension par chacun des contextes de production et de diffusion des images. Les images ne sont pas des objets isolés : textes, sons, photographies, films, séquences brutes ou montées, tout cela circule massivement, découpé, transformé, et surtout largement décontextualisé, composant pour chacun d’entre nous une expérience globale parfois confuse, et ouvrant la porte aux malentendus et aux manipulations les plus diverses. Il n’y a donc pas d’éducation à l’image qui ne passe aussi bien par une sensibilité aux œuvres cinématographiques et audiovisuelles, à leur langage et à leur histoire, que par une confrontation continue au monde, à la réalité telle que nous la voyons ou pourrions la voir.
L’apprentissage d’une histoire du cinéma et de l’audiovisuel, dans ses formes et ses langages, permet la mise en contexte des œuvres et des images elles-mêmes. C’est aussi le rôle, depuis toujours, de la collection. Cette dernière n’est pas accumulation d’objets physiques. C’est avant tout un ensemble de relations que le bibliothécaire tisse entre différents éléments. Les collections audiovisuelles doivent être conçues pour constituer un ensemble cohérent d’œuvres de référence sur les auteurs, les écoles cinématographiques, les courants créatifs.
Cet apprentissage peut également contribuer à faire naître une conscience de la notion de « point de vue » et de leur diversité possible, sur laquelle peut s’appuyer une « éducation à l’image », au sens d’une compréhension des codes de l’expression visuelle. Saisir la diversité des représentations possibles de la réalité, ce n’est pas relativiser cette réalité, mais au contraire comprendre sa nature complexe. Découvrir des imaginaires, c’est prendre conscience que le monde pourrait être différent de ce qu’il est effectivement. C’est ainsi à la fois comprendre le réel, et ouvrir les possibles.
Il n’y a donc aucune opposition, aucune rupture, bien au contraire, entre l’éducation au cinéma et l’éducation aux médias et à l’information, aujourd’hui de plus en plus souvent prise en charge par les bibliothèques. Leur force et leur spécificité est notamment d’être des lieux de convergences entre l’écrit et l’image, entre le temps immédiat de l’actualité et le temps plus long de la réflexion. L’esprit critique, en effet, ne se divise pas : il ne s’applique pas spécifiquement à un type de support, à un média particulier. L’enjeu est, au contraire, de faire vivre la pensée de chacun, de développer la capacité de chacun à voir, mais aussi à lire, à comprendre, à parler, à écrire. Cet enjeu dépasse bien sûr le temps de la jeunesse : il dure la vie entière.
Les collections des bibliothèques sont aussi, bien sûr, des ressources pour une éducation « par l’image » : portraits d’écrivains, d’artistes, films sur le théâtre, la danse, la musique, l’architecture, le cinéma… Cette fonction, qu’on a pu un moment penser obsolète, est au contraire en pleine vogue, avec les conférences filmées, les tutoriels en ligne et les Moocs [2]. Si toutes les médiathèques n’ont pas nécessairement vocation à devenir des learning centers [3], elles sont cependant indiscutablement des lieux privilégiés pour faire connaître et partager ces nouveaux outils de connaissance.
Charlotte Henard, Médiathèque de Rodez / CC BY-SA 2.0
Des équipements de proximité, inscrits dans leur territoire
Le réseau de la « lecture publique » est de loin le premier réseau culturel en France : 7000 bibliothèques, couvrant l’ensemble du territoire. Contrairement à une idée reçue, la fréquentation des bibliothèques augmente, montrant que ces équipements s’adaptent aux usages et aux besoins. 40% de la population française de plus de 15 ans a fréquenté une bibliothèque municipale au moins une fois lors des 12 derniers mois [4] – sans tenir compte de leurs nombreuses activités « hors les murs », qui permettent également de toucher les non usagers.
En effet, les bibliothèques inscrivent leur action, de façon très générale, dans une logique de complémentarité avec celles d’interlocuteurs très variés : associations, écoles, collèges et lycées, universités, prisons, hôpitaux, EHPAD, théâtres, cinémas, librairies,… Car leur mission s’exerce nécessairement au plus près des publics, et ne peuvent donc se concevoir qu’en partenariat avec l’ensemble des structures qui s’adressent à eux, présentes sur la zone géographique.
Une étude menée en 2015 par Images en bibliothèques [5] a montré l’ampleur des partenariats déjà en place en direction du jeune public, mais aussi le chemin qui restait à accomplir. C’est particulièrement vrai par rapport au système scolaire, où s’inventent un peu partout de nouvelles relations partenariales entre les bibliothécaires et les enseignants, que ce soit autour des dispositifs Ecole et cinéma, Collège au cinéma, Lycéens et apprentis au cinéma, ou en-dehors de ces dispositifs.
En Haute-Marne par exemple, dans le cadre d’un partenariat avec l’association Autour de la terre, des projections se tiennent dans 11 écoles primaires du département autour de trois films documentaires. A Marseille, la Bibliothèque L’Alcazar travaille avec des lycéens autour de l’expérience sensible de la projection sur grand écran, l’analyse et la critique filmique, la rencontre avec les cinéastes. Ce travail s’articule autour de deux thématiques : « Un monde meilleur », et « Etre jeune aujourd’hui ». A Saint-Denis, ce sont les élèves des écoles Roger Semat et Pierre Sémard qui organisent eux-mêmes trois projections dans leur Maison de quartier : ils y convient leurs proches et leurs voisins, les accueillent, présentent la séance et animent le débat.
Les partenariats se sont également développés en dehors du temps scolaire, parfois en partenariat avec d’autres structures comme Passeurs d’images, ou le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information).
Ainsi, la bibliothèque François-Truffaut, à Paris, a-t-elle accueilli cette année, à l’initiative d’Images en bibliothèques, un atelier « Mini-mois du film documentaire » autour du thème « Le vrai du faux », dans le cadre de l’opération Des cinés, la vie !, destinée à sensibiliser à l’image les jeunes pris en charge par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Enfin, les bibliothécaires sont de plus en plus sensibles à l’idée que le passage par la salle de cinéma est l’un des fondamentaux de l’éducation à l’image : la salle, lieu collectif de découverte et de rencontre, est le premier lieu où se construit le rapport entre le public et le cinéma. Parfois directement en partenariat avec les salles proches, parfois en totale autonomie, s’inventent des actions qui développent l’intérêt pour les œuvres, la curiosité pour les nouveautés, l’attirance pour le patrimoine.
L’association Graines d’images, qui réunit 9 salles de cinéma dans la Sarthe, organise avec les bibliothèques et les ludothèques voisines des ateliers pour les enfants en complément de séances. La salle de cinéma municipal de Mirepoix, dans l’Ariège, a tissé avec la médiathèque intercommunale un partenariat étroit : une fois par mois, une soirée autour du documentaire, un « Ciné bébé », des conférences-lectures, des collaborations à l’occasion d’événements locaux : fête de la gastronomie, festival de la marionnette ou encore Swing à Mirepoix.
damj002 / CC BY 2.0
Des ateliers pratiques
Les bibliothèques appliquent au cinéma et à l’audiovisuel leur expérience séculaire en faveur du partage des connaissances, de la recherche, de la création, de l’imagination.
Des ateliers de sensibilisation à l’image permettent de développer le point de vue critique en abordant tous les genres – fictions, documentaires, films d’animation, films expérimentaux, art-vidéo, images d’archives, séries télé, jeu vidéo,…
S’imaginent également, souvent dans le cadre d’événements nationaux comme la Fête du court-métrage, la Fête du cinéma d’animation ou le Mois du film documentaire (coordonné chaque année en novembre par Images en bibliothèques), des ateliers d’analyse filmique, de décryptage d’images d’actualités, de programmation de films, de construction de scénario, de fabrication de films d’animation, de réalisation avec des téléphones portables, d’expérimentation de nouvelles écritures – mashup, machinima, jeu vidéo,…
La bibliothèque de Champagne au Mont d’Or, en Auvergne-Rhône-Alpes, organise pour les 11-15 ans un atelier de création vidéo, « Ciné-poème », animé par la réalisatrice du documentaire Titubanda, Barbara Vey. Dans la même région, le bibliobus de la bibliothèque municipale de Lyon accueille un atelier « Jeux optiques », autour du film Au bord du lac de Patrick Bokanowski, et un atelier « Abécédaire » à partir du film ABCDEFGHIJKLMNOP(Q)RSTUVWXYZ de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer.
À Aulnay-sous-Bois, en région parisienne, un cycle d’ateliers-conférences a mêlé bibliothécaires et usagers autour du thème : « Ecrire et parler sur un film ». À la médiathèque municipale de Puteaux, le bibliothécaire Eric Mallet vient de fêter la 200ème séance de ses « Rencontres cinéma », qui réunissent une à deux fois par mois des passionnés pour échanger autour d’un thème ou d’un cinéaste.
Certains établissements (par exemple la bibliothèque Cleunay à Rennes, ou les médiathèques de Villeurbanne) proposent aux jeunes des stages destinés à préparer la création d’une vidéo diffusée sur Youtube : techniques d’écriture, de tournage et de montage, rencontres avec des « youtubeurs » célèbres…
En région Centre-Val de Loire comme dans d’autres régions, de nombreuses médiathèques profitent de la présence d’une table mashup pour organiser des ateliers ludiques d’apprentissage du montage et du remontage, avec les jeunes et les moins jeunes.
Des établissements en pleine évolution
Socle sur lequel s’appuie depuis toujours la bibliothèque, la collection est aujourd’hui mise en cause par la dématérialisation des supports. C’est particulièrement net pour ce qui concerne la musique, dont l’accès est aujourd’hui très généralement dématérialisé pour toute une partie du public, en particulier les plus jeunes. C’est largement en cours également pour l’audiovisuel et le cinéma, avec leur présence massive sur Internet, via les réseaux sociaux, les chaînes en ligne, les plateformes de VOD et SVOD.
Bien entendu, tout cela bouleverse profondément le métier des bibliothécaires : la question de l’accès aux œuvres est sans doute moins central, puisqu’il est désormais largement assuré par différents opérateurs sur Internet. Les bibliothèques ne peuvent cependant se contenter de devenir des intermédiaires publics et gratuits entre opérateurs commerciaux et « clients » à domicile, sur fond de disparition des collections. Elles doivent connaître la diversité des offres accessibles, connaître leurs usagers (et ses non-usagers), et s’intégrer à son environnement. L’association Images en bibliothèques, qui réunit aujourd’hui près de 1000 médiathèques en France, de tous statuts : municipales, grands établissements, bibliothèques de musées, bibliothèques universitaires, BDP (bibliothèques départementales de prêt),… agit pour cette mise en réseau, nécessaire, le partage d’expérience, la formation (près de 450 bibliothécaires formés par an) – dont des stages réguliers consacrés à l’éducation du regard. Elle représente ce réseau auprès des interlocuteurs institutionnels. Elle met en œuvre un comité de sélection national de films documentaires destinés à rejoindre les collections des bibliothèques.
Enfin, elle s’engage aujourd’hui résolument en faveur de l’éducation à l’image, aux médias et à l’information, notamment en diffusant et coproduisant avec Tilt une nouvelle édition du Cinaimant, en proposant aux bibliothécaires et à leurs usagers d’accéder à la plateforme Ersilia mise en œuvre par le BAL, ou encore en s’associant à la Recherche-action « Education aux images 2.0« .
Les cultures numériques, si elles bouleversent profondément et parfois brutalement l’organisation traditionnelle des bibliothèques, sont également de formidables opportunités pour remettre au premier plan leur modèle de relation, plus moderne que jamais, entre le public et la connaissance. C’est sur une idée simple et forte que se sont constituées les bibliothèques publiques : celle du partage. C’est aussi sur cette idée – bien plus que sur une volonté de « piratage », quoi qu’on en dise parfois – que s’inventent massivement de nouvelles pratiques, grâce au développement du numérique. Puisqu’il est nécessaire de repenser les activités de la bibliothèque, c’est sur cette notion de partage qu’elles peuvent plus que jamais s’organiser, pour faciliter l’exercice de partage et de médiation, pour contribuer à la création, pour constituer ces « biens communs » que sont les idées et la connaissance.
Par Jean-Yves de Lépinay, Président d’Images en bibliothèques, ex-directeur des programmes du Forum des images.
[1] La Sagesse du bibliothécaire/Michel Melot. Paris : L’Œil neuf, 2004. – 109 p. ; 20 cm. – (Sagesse d’un métier). ISBN 2-915543-03-8
[2] Un MOOC (massive open online course, d’après l’anglais) ou cours en ligne ouvert et massif (CLOM) est un cours collectif en ligne qui réunit parfois des milliers de participants.
[3] Établissement réunissant un ensemble de services dédiés à l’apprentissage.
[4] Ministère de la culture, direction générale des médias et des industries culturelles Publics et usages des bibliothèques municipales en 2016, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67551-publics-et-usages-des-bibliotheques-municipales-en-2016.pdf
[5] Films et jeunes publics en médiathèque, étude du réseau d’Images en bibliothèques, 2015