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Témoignages

Grand bain

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Jennifer Enoff accompagne le jeune public dans ses premières séances de cinéma, dans une approche toute simple, ludique et sensorielle…

Publié le 21/06/2021, Mis à jour le 23/08/2023

Jennifer Enoff travaille à l’Office Central de la Coopération à l’Ecole (OCCE), une association ariégeoise d’éducation populaire, complémentaire de l’École, qui « fédère la vie et l’action pédagogiques des coopératives scolaires ». L’accompagnement de jeunes enfants en salle de cinéma est l’une de leurs actions. Le but est aussi simple que vertueux : instaurer du plaisir lors de la première expérience de la salle de cinéma. Toute l’année, Jennifer Enoff s’attèle à cette tâche, dans une approche toute simple, ludique et sensorielle…

Lorsque j’accueille des classes pour les séances CINÉmaternelle dans les cinémas d’Ariège, j’aime susciter la bonne humeur chez les enfants qui sont installés sur ces grands fauteuils de velours. Je navigue dans la salle, savourant les regards échangés.

Puis, dos à l’écran, j’écoute ces visages interrogateurs, surpris, frileux ou plein d’appétit. Chacun est le spectacle de l’autre. Nous sommes au cinéma !

Alors, je viens parfois avec un objet, parfois seulement avec une idée. Ce mardi-là, je n’ai qu’une petite idée, juste une envie : parler des lieux que l’on partage. À ma question « où sommes-nous aujourd’hui ? », un choeur de petites voix a répondu « au cinéma ! ». Je marque un temps de doute avant de dire « euh… je croyais qu’on était à la piscine ». Ça marche : les enfants sourient, les maîtresses aussi. Mais, ma plaisanterie m’a gentiment rattrapée. Tout à coup, apparaît une évidence toute simple, faite de bien des points communs : la piscine et le cinéma. La billetterie, bien sûr. Le quadrillage d’un rectangle, en lignes d’eau ou rangées de fauteuils. Des enfants accompagnés. Des adultes. Des horaires selon les programmes. Le public venu seul, en famille, en groupe. Celles et ceux que l’on connaît, que l’on reconnait ou que l’on croise pour la première fois. L’espace aux volumes impressionnants. Cette grande fosse pentue dans laquelle on se retrouve. Des cabines qui changent nos bobines. Et toutes les situations imprévisibles qui procurent des sensations… imprévisibles !

Seulement… Avant d’aller dans l’eau, on se déchausse, on se change, on prend une douche, on trempe les pieds dans le pédiluve. Et puis, on tient la main ou on porte une bouée, on opte parfois pour rester ensemble au petit bain. On repère le maître-nageur.

Depuis mon « je croyais qu’on était à la piscine », je pense autrement les séances cinéma destinées aux jeunes enfants. Je prévois large ! Un sas d’entrée pour prendre la température.

Un déshabillage de manteaux avant d’arriver dans le bassin (tiens, on pourrait même se déchausser pour mieux sentir la moquette du sol !). Un passage aux toilettes si besoin. Des mains qui guident jusqu’aux fauteuils.
Un réhausseur ou un coussin en guise de bouée sur laquelle s’asseoir, histoire de flotter à peine au-dessus de la rangée de devant. Une fois installés au fond du siège, on tente de ne pas remonter trop en surface car le fauteuil sous le poids plume des spectateurs de 4 ans est comme poussé par Archimède. Pour sûr, on n’a plus pied !

Suivent des invitations : toucher, sentir, écouter, regarder. Les mains repèrent les bordures stables et frottent les accoudoirs. Les têtes se tournent pour regarder les voisins et voisines qui semblent ne pas savoir nager non plus. L’excitation, entre plaisir de la surprise et crainte de l’inconnu, devient palpable. On repère le projecteur, comme une source d’eau claire. On parle de la projectionniste, on situe sa cabine. J’évoque alors la suite, le silence du noir enveloppant, puis le surgissement les récits magiques. Avant de plonger dans le film aussi immergeant qu’un milieu aquatique, on joue un peu. On s’étire, on s’échauffe, on se détend, on s’adosse. Les lumières qui s’éteignent sont les paupières de nos yeux collectifs : elles se ferment lorsqu’on entre dans le bain du film et se réouvrent, sous le flot du grand écran. Et puis, on se laisse porter, baignés d’images et de sons. L’inattendu peut survenir, nous sommes plusieurs dans ce bassin : le rire se propage en ondes et les étonnements font ricochets.

Lorsque j’accueille des classes pour les séances CINÉmaternelle dans les cinémas d’Ariège, je veux en premier susciter la bonne humeur chez les enfants qui sont installés sur ces grands fauteuils de velours. Ils sont nombreux à franchir les portes d’un cinéma pour la première fois. La maîtresse leur a parlé de ce lieu mais ce qu’ils en auront imaginé est sans doute bien différent de l’expérience qu’ils en feront. Pour qu’ils vivent avec « bonne humeur » cette découverte, il s’agit de ne pas les précipiter dans le grand bain. Alors, je discute d’abord avec les gens des salles de cinéma, on s’accorde entre nageurs : se suivre sur nos longueurs.

Le film va durer 40 minutes, la mise à l’eau nous occupe tout autant. On réduit les proportions pour aménager un petit bassin en baissant le volume et en tamisant peu à peu les lumières. La projectionniste se présente. Je nomme aussi une à une les écoles des classes qui sont dans la salle. Les mains se lèvent par vagues, on se connait déjà un peu.

Et puis plouf ! Immersion. Les sens en alerte. On sera surpris par la température. Par le goût de l’eau, par les sons assourdis, par la larme qui n’en est peut-être pas une, par les picotis dans le nez.

Quelques secondes en apnée. Puis bouche bée. Ils lèvent la tête vers la surface.

Nous sommes au cinéma.

Par Jennifer Enoff