Le cinéma Alhambra à Marseille a organisé une journée dédiée à l’opération Collège au cinéma. Une occasion exceptionnelle de saisir sur l’instant la parole d’élèves et de leurs encadrants, sur le dispositif d’éducation à l’image.
Publié le 04/05/2016, Mis à jour le 07/05/2023
Pour la première fois, dans le cadre de « Collège au cinéma », le cinéma marseillais l’Alhambra testait l’accueil des collégiens, pour deux séances, rassemblées sur une seule journée. Et ça marche plutôt bien.
Ils arrivent par grappes bavardes, se massent dans le hall d’entrée planté de poteaux colorés, avant d’aller se couler dans les fauteuils roses, rouges ou bleus du cinéma l’Alhambra. Ce jeudi, pas loin de 150 élèves (des 6e et des 5e), accompagnés de leurs enseignants du collège Henri-Barnier, vont passer la journée là. Au menu : deux séances programmées dans le cadre du dispositif national Collège au cinéma, un pique-nique, un quizz musical, une visite de la cabine de projection et, pour ceux qui bouillonnent dans leurs baskets, une partie de foot sur la place de Saint-Henri entre midi et deux. Pour la première fois, le cinéma d’arts et essai des quartiers Nord teste l’immersion complète sur une journée, au lieu de trois demi-journées éparpillées au gré de l’année scolaire.
« Nous nous sommes aperçus que, trop souvent, la séance du troisième trimestre passe à la trappe. Cette expérimentation permet de résoudre le problème et d’avoir plus de temps pour parler autour des films avec les élèves et les enseignants. »
Céline Berthod, coordinatrice de Collège au cinéma pour Cinémas du Sud, dans les Bouches-du-Rhône
Hall d’entrée du cinéma l’Alhambra
Piochés dans un catalogue d’une soixantaine de films par un comité de sélection, les deux longs-métrages du jour offrent un prisme plus que large : Frankenstein de James Whale (1931) et Wadjda d’Haifaa Al Mansour (2012). Un chef d’œuvre gothique d’avant-guerre, d’un côté ; une ode contemporaine à la liberté, de l’autre. L’ambition ? « Créer une rencontre sensible entre ces élèves et ces œuvres de cinéma. C’est un pari, car nous savons que ce ne sont pas les films qu’ils attendent », pose d’emblée Amélie Lefoulon, chargée des actions éducatives et des dispositifs scolaires au cinéma L’Alhambra.
La grande carcasse de Boris Karloff, la créature cousue main par le Dr Frankenstein, jaillit sur l’écran. « Ayaaah, comme il est moche… On dirait Maéva ! », pouffe une gamine. Pas facile d’exalter des ados avec ce film-là. On a beau leur promettre du chef d’œuvre, eux – du haut de leurs 13 ans et tiraillés par l’envie de dégainer leurs Smartphones – voient surtout une vieillerie, au rythme lent, en noir et blanc, et ô horreur… en anglais. « Un film qu’on lit, ça embrouille ! Après on n’a plus le temps de regarder les images », s’agace Maisara de 6e F. Malgré la dissipation qui les secoue parfois, la qualité de concentration et d’écoute s’avère étonnante. Un gamin – sweat à capuche rouge et mine renfrognée – finit par poser son menton dans sa main, son coude sur le genou, la tête bien avancée vers l’écran. Happé, à son corps défendant, par ce qui s’y trame.
Quand après la séance, le micro circule, les enfants sont unanimes. Ils n’ont pas aimé ; non, vraiment, pas du tout. Pourtant, les voilà qui, l’air de rien, mettent le doigt sur tout ce qui irrigue le film : le savant fou qui « se prend pour Dieu », le rejet de l’autre et le besoin d’apprentissage du « monstre ». Mais qui est le plus monstrueux, d’ailleurs ? La créature ou son créateur ? La créature a fait peur à Rania. A ses côtés, sa copine Myriam opine : « Tu as vu, il était vert… » Vert ? Dans un film en noir et blanc ? Elle évacue l’objection dare-dare : « On le sent quand même qu’il est vert. Vert comme un zombie. » Mais le vrai méchant, elles en conviennent, c’est le docteur. C’est lui d’ailleurs qui devrait mourir et pas la petite fille. « Le monstre, il la jette dans l’eau parce qu’il joue. Il ne sait pas » glisse un gamin en survêt sombre, débordant de juste compassion. « C’est vrai, reprend Assia. On l’a maltraité. On ne lui a rien appris, il n’a pas reçu d’éducation… »
L’après-midi, il est question d’éducation, encore. De celle, contrainte et pleine de perversité, imposée aux jeunes femmes en Arabie Saoudite. La quête d’une filette – elle rêve d’un vélo, privilège réservé aux garçons – tient plus son monde en haleine que les errances de Frankenstein… Lorsque l’adolescente finit par enfourcher sa bicyclette à poignées blanches et rubans multicolores, Rania résume le sentiment général de ses camarades : « Elle devient libre. Enfin, un peu… » Etre un brin chahuteurs n’a pas entamé leur pertinence. Dans le mille de l’ambition revendiquée par Collège au cinéma.
Deux élèves lors de la projection Collège au cinéma
Le mardi suivant, ils sont plus grands, moins nombreux. Trois classes du collège Vallon-des-Pins : des 3e et des 4e qui se la jouent un peu mais se plient au rituel. L’accueil personnalisé, le bonjour, le merci qu’on échange avec le ticket d’entrée distribué à chacun d’eux. « On y tient, développe Amélie Lefoulon. On entre ainsi dans les habitudes du cinéma. Ce ticket sert à ça. C’est un contrat entre eux et nous. On s’engage à bien les accueillir ; ils acceptent en retour les codes du spectateur. Ils viennent vivre l’œuvre. » Celle proposée d’entrée de jeu, « Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch », les cueille un peu à froid. Le génial documentaire d’Anne Linsel et Rainer Frimmel suit de jeunes lycéens allemands. Ils reprennent les rôles de pros d’une pièce emblématique de Bausch, Kontakthof. Attaquer le cinéma par la face danse contemporaine, c’est culotté. Ça laisse les ados poseurs un peu perplexes. Perdus par la forme, comme le fond. « C’est bizarre. Il n’y a pas d’histoire… », balance un môme. La frontière, mouvante, entre danse et théâtre les déroute. Ils aimeraient faire entrer dans une case bien précise cette expression dansée qui cherche, justement, à s’affranchir des normes. « Moi, je n’ai pas compris pourquoi ils se touchent tout le temps », lâche une demoiselle, par ailleurs occupée à consciencieusement tripoter les cheveux de son voisin. Micro en main, à la fin de la projection, Amélie Lefoulon va puiser ce que le film a charrié en eux : les émotions se font jour. Comme les ados du documentaire, ils se mettent à parler épanouissement, maturité, confiance en soi, relation à l’autre, travail collectif, quête d’amour…
Jessica Hestin, professeur de français, cornaque ce jour-là les 3e5. « Le but c’est d’amener les élèves à regarder des films qu’ils n’auraient jamais regardé par eux-mêmes ; de proposer une ouverture culturelle à des gamins qui n’en ont pas toujours à la maison », résume celle qui accompagne une ou deux de ses classes à Collège au cinéma depuis 10 ans. « A la fin de la 3e, ils ont vu un beau panel. Lorsqu’ils travaillent sur des textes argumentatifs et qu’on leur demande de prendre des exemples toutes disciplines confondues, on voit souvent ressurgir ces films. Même les plus ardus. On finit toujours par leur montrer que ce cinéma plus difficile d’accès est porteur d’intérêt. Ils en cernent alors des notions, des thématiques parfois compliquées. »
Avec Looking for Eric et (ouh-ah !) Cantona l’après-midi, évidemment, la mayonnaise prend mieux. Pourtant, comme pour Les rêves dansants, Ken Loach conte une mue, un passage à un autre état (du facteur loser au père vengeur, pour résumer). Son regard social sans concession, sa grande tendresse et son humour emballent plus aisément que les chorégraphies de Pina. « Il y a de l’action. Des histoires comme ça, il s’en passe souvent », assure Elyes. Face à un fils qui dévisse, ce paternel qui se révèle – à lui autant qu’aux autres – amène son lot d’espoir. « On sent que le père sera toujours là pour ses enfants. C’est chouette » reprend Elyes.
A l’issue de la journée, avant d’attraper un bus qui mettra 45 minutes à les ramener à Vallon-des-Pins, les collégiens remplissent un rapide questionnaire. Une journée entière au cinéma ? Entre deux gribouillis aux crayons de couleurs, l’expérience est plébiscitée. Pour de vraies bonnes raisons. « On est avec nos amis ». « On comprend le fonctionnement d’un cinéma ». « On parle des films quand on mange ». William Benedetto, le directeur du cinéma l’Alhambra, a une longue habitude de l’accueil des scolaires. Son établissement en reçoit près de 8000 par an, de la maternelle au lycée. Autant de rencontres aux enseignements précieux : « Ces journées sont à chaque fois une photographie, au temps T, d’une jeunesse et de son rapport à l’art. »
Par Coralie Bonnefoy