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Retours d’expériences

Comment je suis devenu artiste intervenant

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Qu’est-ce qui amène un·e artiste à intervenir auprès de différents publics ? En quoi son rôle se distingue-il de l’enseignement ? Le cinéaste et photographe Laurent Reyes a suivi la formation de plasticien·ne intervenant·e à l’INSEAMM[1] et nous évoque ici son parcours personnel pour exposer son regard sur l’intervention artistique.

Publié le 26/02/2024, Mis à jour le 26/02/2024

En CM2, M. L., mon instituteur, était de la vieille école. Il fumait en classe, avait des tics et tremblait. Il disait que « la grammaire est la science des ânes », et il réservait certains problèmes de mathématiques à ses favori·tes pendant que les autres apprenaient des âneries. J’avais la chance de faire partie des nantis, même si je n’aimais pas trop les maths. Pour moi à cette époque, ne comptaient que les minéraux, les gemmes, les fossiles et les dinosaures, d’ailleurs bien à la mode à la fin des années quatre-vingt. Il m’avait permis de faire une petite exposition, avec un parcours chronologique, du Trias au Crétacé. A part cela, je fuguais, construisais des cabanes, tenais avec des camarades un journal dans lequel on consignait toutes nos bêtises dans une écriture codée.

Si j’en reste là, à égrener les premiers souvenirs qui me reviennent de cette époque, ce ne seront que des éléments de ce type : des “bêtises”, des joies, des traumatismes, et des choses plus ou moins extra-scolaires. J’ai pourtant bien eu des cours de grammaire, de conjugaison, des bonnes notes et des moins bonnes, puisque je suis aujourd’hui capable de me souvenir des règles et de leurs usages.

Ma scolarité s’est poursuivie ainsi, en élève dissipé sans vouloir faire le mal et avec des résultats corrects. Aujourd’hui, on m’aurait peut-être diagnostiqué un trouble de l’attention avec hyper-activité. Les enseignant·es se divisaient en deux catégories bien distinctes : celles et ceux avec qui j’avais une complicité et les autres, que je hérissais. Je n’arrivais à suivre les cours qu’en les commentant avec mes voisins de classe, et cela posait souvent problème. Des enseignant·es parvenaient pourtant à intégrer ces discussions parallèles à leur cours, à rebondir sur elles. J’en étais très reconnaissant, je les glorifiais et devenais même, je crois, plus attentif. A mon souvenir, leur point commun était d’intégrer de multiples dimensions à leur cours : leur expérience personnelle, des événements liés à l’actualité, les arts et ils avaient une conception plus flexible d’une classe disciplinée…

Des rencontres pour s’affirmer

Je me suis permis de m’étendre sur ces aspects de ma scolarité pour faire émerger l’archétype que je pense incarner et donner des indices qui pourront expliquer des choix et des inclinations dans ma façon de penser et de conduire des ateliers. Peut-être est-ce un peu caricatural, comme ça l’est souvent quand on raconte quelque chose rétrospectivement et que l’on sait où on veut en venir, mais, dans les grandes lignes, j’avais le profil du rebelle.

Après des études supérieures en management achevées mollement pour satisfaire des attentes familiales, j’ai commencé à m’assumer, tout d’abord “en disant non”[2]. Au fur et à mesure des expériences et des rencontres, j’ai réussi à affirmer mon identité. Les modèles, les complices, les encouragements de personnes au parcours différent m’ont renforcé. J’ai pu me définir non plus seul contre le reste du monde, mais comme partie de celles et ceux qui empruntent des chemins de traverse, s’interrogent et questionnent l’autorité et les injonctions qui avaient été mon carcan.

Si comme Werner Herzog[3], on peut penser qu’“on se prépare mieux à faire des films en marchant cinq mois qu’en suivant les cours d’une école de cinéma”, il n’en reste pas moins que j’ai eu la chance de rencontrer des personnes du milieu artistique, dès le lycée et régulièrement par la suite, qui m’ont permis d’éclaircir les perspectives que j’imaginais pour moi. Nombreuses sont les personnes qui n’auront pas l’occasion de rencontrer des réalisateur·rices, des photographes, des artistes peintres, pour toute une quantité de raisons sociologiques discriminantes.

Et quand bien même, dans mon cas, je n’aurais pas été contre un déclic moins tardif. Au détour, par exemple, de l’intervention d’un·e cinéaste dans ma classe qui, par sa façon d’être, la conduite et la teneur de son atelier, m’aurait fait découvrir tout un monde.

« S’engager » dans l’intervention artistique

Si atelier il y a, il doit donc être à mon sens en rupture avec le déroulement traditionnel d’un cours. Ancré dans la spontanéité et l’expérimentation, libéré de la contrainte des corps, il doit au contraire favoriser la puissance des corps dans le sens spinozien, les fulgurances, et tolérer une certaine indiscipline qui ne permet pas seulement à des profils régulièrement brimés de s’épanouir, mais aussi à l’ensemble des participant·es de bénéficier d’un élan nouveau. Il doit permettre au groupe et aux individus d’aspirer à produire des formes, nouvelles et exaltantes, sans que ce soit une quête de reconnaissance auprès de l’intervenant·e. Si cela doit chambouler l’ordre établi dans le groupe ou dans la classe, tant mieux. L’objectif est de faire émerger de la passion et de l’énergie individuelle lors de ces séances.[4]

Puis vient l’expérience concrète. Les premières fois, je cherche, pétri de doutes, l’approbation du public et des organisateur·rices. Ensuite, je prends la mesure des contraintes d’exercice de ces ateliers. Ces dernières sont inhérentes à la notion de prestation : c’est une commande à laquelle l’artiste doit se conformer s’il ou elle souhaite obtenir de nouveaux contrats par la suite.

Plusieurs fois, je travaille pour un organisme privé spécialisé dans les classes cinéma pour publics scolaires. La mécanique est bien huilée, l’emploi du temps serré et la liberté des intervenant·es assez limitée. Le dernier jour de ces ateliers d’une semaine, on projette le film qui a été réalisé puis, juste avant de repartir, les enseignant·es sont invité·es à évaluer l’intervention de l’artiste. La note est alors souvent le reflet de leur appréciation du film vu juste avant. L’évaluation porte beaucoup sur les compétences techniques engagées par le ou la réalisateur·rice, et moins sur la réelle résonance de l’atelier auprès de son public. D’ailleurs, la « tradition » veut que l’artiste passe une nuit blanche la veille de la projection, pour parfaire un travail de montage dont les élèves n’auront aucune notion.

Comment je suis devenu artiste intervenant 2

© Laurent Reyes

La formation CFPI : l’affirmation d’un rôle singulier et l’accès à de nouveaux publics

En arrivant à Marseille, je me suis inscrit à la formation CFPI[5] pour m’aider à trouver du travail localement, et surtout pour questionner et enrichir ma pratique de l’intervention élaborée jusque là de façon intuitive.

Nous sommes une douzaine de stagiaires, venant de Marseille ou d’ailleurs. Pendant un an, chaque semaine, nous rencontrons des intervenant·es varié·es. Ce sont des spécialistes, des enseignant·es et d’autres professionnel·les du monde culturel et artistique qui nous aident à identifier et à constituer un réseau d’associations, de centres d’art et de diverses institutions ancrées localement.

Mais le cœur de cette formation réside dans les mises en situation. Grâce aux partenariats qui lient la formation CFPI à différentes entités, nous avons l’opportunité, et l’obligation, de réaliser des interventions. Plus que les institutions partenaires, c’est la diversité des publics rencontrés qui est stimulante : des détenus en fin de peine, des jeunes aveugles et malvoyant·es de l’Institut pour Déficients Visuels (IDV) Arc-en-Ciel, des personnes sans domicile fixe… Ces interventions prennent la forme de mini stages, non rémunérés donc, et cela nous a parfois inquiété, nous donnant parfois l’impression de dévaloriser notre travail. Mais en contrepartie, cette gratuité m’a libéré, au moins partiellement, du besoin d’assurer un résultat et de satisfaire par facilité à un commanditaire. Enfin, avec ces publics qu’on appelle parfois « empêchés », nous expérimentons ensemble sans entrave.

Cours, rencontres, mises en situation, rapport de stages, exposition collective, édition d’un livret pour nos démarchages et d’un petit mémoire de fin de formation : à cheval entre la formation professionnelle et l’impression de retourner sur les bancs de l’école, le rythme est soutenu. Ensemble, entre stagiaires, nous réfléchissons et débattons chaque jour sur le rôle et le statut de l’artiste en général et sur l’intervention artistique en particulier, ses valeurs intrinsèques et les risques de dévoiement qui pèsent sur elle.

Après la formation, le lien avec les autres stagiaires reste fort et se prolonge souvent sous forme de collaborations autour d’ateliers et de projets artistiques. Les enseignant·es en charge du CFPI nous apportent aussi de nombreuses opportunités de travail, rémunéré cette fois. Et maintenant que je suis un intervenant assermenté par les Beaux-arts de Marseille, je me sens plus à même de défendre ce qui selon moi fait sens dans les ateliers, quitte à refuser des interventions

Contrairement à l’enseignement, je considère que l’intervention artistique n’est pas et ne doit pas être un métier en soi, mais le partage d’une vocation. J’évite donc toute forme de professionnalisa-tion, et donc de spécialisation dans un type de public et dans un format d’intervention.

Un travail ponctuel, pas une profession

 Fort de cette expérience, j’ai pu assumer ma vision du rôle d’artiste intervenant, et accéder à des publics et à des formats d’atelier qui me convenaient davantage. Les quelques critères que j’énumèrerai ici ne sont pas pour autant immuables et n’ont pas la prétention à être universels, mais conditionnés par mon parcours et ma sensibilité.

Contrairement à l’enseignement, je considère que l’intervention artistique n’est pas et ne doit pas être un métier en soi, mais le partage d’une vocation. J’évite donc toute forme de professionnalisation, et donc de spécialisation dans un type de public et dans un format d’intervention. Si je choisis d’employer des médiums que j’utilise dans mon travail personnel, je limite en revanche ma connaissance du public pour ne pas trop anticiper sur ses attentes et ses capacités. C’est grâce à ce voile d’ignorance que nous partons ensemble à l’aventure, avec son lot de surprises pour lui comme pour moi. Sans compter que ces interventions sont très souvent le théâtre d’expérimentations formelles pour mon travail d’artiste. J’essaye de nouvelles idées avant de les employer dans mes travaux personnels. C’est aussi parfois l’occasion d’amorcer des collaborations avec d’autres artistes intervenant·es.

Je privilégie en ce moment des publics réputés difficiles, profondément coupés de la culture. Pour les aider à dépasser leurs propres réticences et leur manque de confiance, je tente de les emmener sur des terrains inconnus, où ils n’ont pas ou peu de références pour que leur participation soit décomplexée et originale. Le cinéma expérimental et le cinéma « étendu »[6], des pratiques alternatives et assez confidentielles, sont en cela des chemins idéaux.

Ma préférence va vers des ateliers au long court, pour que l’efficacité ne soit pas primordiale dans la conduite de l’atelier et la production d’œuvres. Je me méfie aussi des propositions où je sens poindre une volonté d’instrumentalisation de l’atelier ou de son résultat attendu, notamment pour les ateliers cinéma ou vidéo : un film d’atelier ne peut pas être en même temps un outil de communication institutionnelle. Je privilégie donc les propositions où les attentes d’un résultat artistique ou même d’une restitution sont les moins prégnantes possibles. L’atelier doit suivre son objectif propre, celui de la découverte et l’expérimentation artistique, et les « retombées » – redonner confiance à un public, souder un groupe ou produire une œuvre collective – suivront.

Une question qui reste complexe est la réception du public. Il ne peut y avoir de formule parfaite convenant à tout le monde et l’intervention reste une action ponctuelle, ou tout du moins complémentaire et introductive. Les retours de l’enseignant·e ou des professionnel·les encadrants sont des indicateurs indispensables qui complètent le ressenti de l’intervenant·e, tout en restant subjectifs et parcellaires. Mais si j’apprends au détour d’une conversation avec un·e parent·e d’élève ou d’un message d’un·e ancien·ne participant·e qu’une nouvelle vocation est née, ma mission est accomplie.

Par Laurent Reyes, cinéaste et auteur-photographe

Pour aller plus loin

[1] Institut national supérieur d’enseignement artistique Marseille Méditerranée

[2] Le philosophe spécialiste de Spinoza Maxime Rovere a une approche interactionnelle des relations humaines. Dans L’école de la vie, il montre qu’il ne croit pas au mythe d’une construction individuelle qui se produirait linéairement, selon un chemin tout tracé. Il identifie plutôt des “pelotes d’interactions”, au sein desquelles les individus évoluent tout au long de leur existence, au gré de leurs rencontres. Il n’est donc plus question d’unité de l’individu mais d’identité mouvante en perpétuelle recomposition et qui, surtout, ne saurait se passer d’autrui. Face à l’autorité, incarnée ou non, cette identité trouve parfois à s’éprouver. Dire non, c’est parfois ouvrir grand les bras à ce qui nous anime, à notre propre désir.

[3] Réalisateur ironiquement fondateur d’une école de cinéma : la Rogue Film School

[4] Pour Philippe Meirieu, “l’art résonne dans ce qu’il y a de plus intime chez l’enfant” ; de l’intime (une œuvre parle de moi) à l’universel (à travers moi, cette œuvre parle de tout le monde) via la manipulation de la symbolique. L’atelier peut et doit apporter l’outil artistique au service de l’expression individuelle non conformiste.

[5] Certificat de Formation de Plasticien Intervenant

[6] Regroupe des formes nouvelles comme l’installation, la performance avec projection, le circuit fermé de télévision, le traitement d’image par ordinateur, l’holographie et tout ce qui est advenu aux images depuis l’arrivée de l’ordinateur et du téléphone.