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Témoignages

L’EMI par le décryptage des médias populaires

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Découvrez Synapses, une association toulousaine d’éducation aux médias (EMI). Les associés nous expliquent leur démarche pour construire les ateliers et les messages qu’ils y font passer.

Publié le [date_publication, Mis à jour le 22/08/2023

Il y a encore quelques années, Thomas travaillait comme journaliste pour la presse, Julien comme journaliste reporter d’images dans une rédaction d’un JT, Tom et Guillaume se formaient, respectivement, à l’information-communication et à l’encadrement d’enfants et d’adolescent·es. Au sein d’une précédente structure, Cap nomade, pour laquelle ils menaient des projets de créations audio-visuelles participatives sur l’espace public, Tom et Thomas avaient constaté un besoin grandissant de sensibiliser au pouvoir des images, du montage, de ce qu’est une ligne éditoriale, la distinction entre fait et opinion… Avec l’arrivée de Julien dans l’équipe, ils ont créé Synapses, une association toulousaine d’éducation aux médias (EMI). Les associés nous expliquent leur démarche pour construire les ateliers et les messages qu’ils y font passer.

Notre approche est une pratique de l’EMI parmi d’autres, nous ne la hiérarchisons pas parmi toutes les pratiques existantes. Nous ne sommes qu’une partie de ce que peut être l’éducation aux médias, il y a bien des façons de faire et de penser l’EMI. Une chose toutefois est immuable dans notre pratique, c’est qu’elle s’ancre dans les principes et valeurs défendus par l’éducation populaire.

 

Notre posture

Notre pédagogie se base sur une pratique théorique que nous appelons « décryptage ». Par expérience, nous sommes peu adeptes du « faire » pour mieux comprendre lorsqu’il s’agit d’éveiller le sens critique des publics que l’on touche. Nous préférons le décryptage parce qu’il permet d’appréhender n’importe quel média consommé par les personnes rencontrées. Ainsi, nous ne nous cantonnons pas à traiter « que »  les sujets qui font l’objet d’une attention particulière depuis quelques années (fake news/infox, théories du complot, cyber-harcèlement…), mais plutôt un large corpus de médias et de pratiques qui peuvent nous amener à traiter ces questions. En outre, nous intégrons à la fois les médias traditionnels (presse, télé et radio), mais aussi ce qu’on nomme les « nouveaux médias » tels que les médias sociaux (réseaux sociaux, messageries instantanées, plateformes de diffusion…) ou les jeux vidéo.

Nous développons nos ateliers de décryptage en nous appuyant sur les pratiques des publics. Notre présence sur le terrain depuis plusieurs années nous permet de faire éclore des problématiques et connaissances spécifiques ainsi que de voir arriver de nouveaux usages. Nous interrogeons alors nos publics pour mieux comprendre ces pratiques en essayant de ne pas les juger, en les considérant comme de nouvelles cultures émergentes.

Enfin, nous n’adoptons ni un discours anti-écran ni ne stigmatisons les personnes que nous rencontrons et dont les consommations ou usages pourraient être qualifiés « d’excessifs ». Les écrans sont présents dans nos sociétés, nos vies et nos foyers, c’est un fait. Notre point de vue est qu’il faut s’éduquer pour mieux comprendre comment les médias que l’on consomme à travers ces écrans sont fabriqués et ainsi mieux les appréhender afin de faire des choix conscients. En d’autres termes : développer l’esprit critique de nos publics, en partant de leurs pratiques.

Décrypter Snapchat et YouTube

Ces partis-pris nous conduisent à proposer entre autres des décryptages sur Snapchat et YouTube. Le premier permet d’aborder le modèle économique des réseaux sociaux gratuits par la collecte puis la revente de données personnelles à des fins de ciblage publicitaire ; le deuxième d’aborder le modèle économique de la plateforme ainsi que des créateurs et créatrices de contenus : les youtubeurs et youtubeuses.

Tous deux permettent une sensibilisation sur le poids des marques dans ces écosystèmes, le rôle des algorithmes notamment et tendent à révéler l’envers du décor du spectacle du numérique dont nous ne sommes pas uniquement les spectateurs et spectatrices. Pour plusieurs raisons, ces deux décryptages ont fortement évolué au fur et à mesure des séances. D’abord, parce que nous sommes plusieurs à les pratiquer et que chacun y apporte son expérience, ensuite parce que nous les répétons de nombreuses fois dans l’année, un décryptage comme Snapchat peut être fait entre 150 et 200 fois dans une année scolaire. Enfin, parce que régulièrement les élèves nous rapportent leurs expériences et enrichissent le décryptage.

 

Snapchat

Dans le cas de Snapchat, l’inspiration est venue du livre de Dominique Cardon,  A quoi rêvent les algorithmes ? . Dans cet ouvrage, le sociologue met en lumière le fait que les réseaux sociaux émanent d’une poignée d’humains, qui programment des machines pour récolter et analyser les informations de leurs usagers, pour en établir le « profil ». Ainsi, ce que les ados que nous rencontrons nous décrivent comme un espace d’intimité devient, après une séance de décryptage, un espace d’observation de leurs moindres faits et gestes par des industries du web.

Dans les premiers ateliers que nous avons menés sur Snapchat, nous mettions en situation deux groupes d’élèves, pour simuler une conversation entre eux et analyser ensemble ce dialogue afin d’en extraire des informations personnelles. C’était assez laborieux, l’analyse s’est rapidement portée sur une simple photo, en apparence anecdotique, qui aurait circulé sur Snapchat. Avec la masse d’informations que nous tirions de cette photo, la démonstration est ainsi devenue plus percutante.

Au fil du temps, est apparue la nécessité d’ajouter au décryptage une schématisation du transfert d’informations depuis un téléphone A vers un téléphone B, au travers de sa réalité tangible : un ensemble de câbles et de centres de données. Enfin, nous avons également récupéré le profil établi par Snapchat à partir des données d’une ancienne utilisatrice, qui illustre concrètement le résultat du ciblage effectué par le réseau social à partir des données personnelles collectées.

Même si l’objectif reste toujours le même, ce décryptage s’est profondément transformé grâce aux élèves, si bien qu’aujourd’hui nous utilisons régulièrement des expériences et des témoignages que ceux et celles-ci nous ont fournis dans le déroulé de nos séances.

 

YouTube

Le point de départ du décryptage YouTube a été la ressource du CLEMI « Repérer la publicité cachée sur YouTube ». Pour autant, nous avons rapidement voulu étoffer ce décryptage et nous intéresser au fonctionnement de l’algorithme et les stratégies mises en place par les youtubeurs et youtubeuses pour maximiser leur rémunération. Guillaume, consommateur compulsif de la plateforme depuis ses débuts, a d’abord contribué à apporter au décryptage ses connaissances et son regard critique sur l’évolution de la plateforme. Le vocabulaire employé était assez technique (basé sur le jargon de YouTube qu’utilisent les créateurs et créatrices de contenus) et l’accent mis sur les notions de « placement de produit », « partenariat » et « sponsor ».

Les ré-appropriations successives et les apports de Julien ont ensuite conduit le décryptage vers un axe différent : déconstruire l’image d’un métier facile où « tu poses ta webcam, tu réagis en faisant le pitre et encaisses ensuite des millions »  et montrer l’impact de la publicité sur le contenu produit et mis en avant par YouTube. Exemples à l’appui, nous nous intéressons davantage au quotidien des youtubeurs et youtubeuses ainsi que les compétences qu’ils et elles ont dû acquérir : écriture, montage, planification, gestion, communication, comptabilité… La question de l’argent gagné est quant à elle mise en perspective avec la charge de travail qu’implique ce métier émergent, de la relation complexe (parfois de subordination) nouée avec les marques, de la mise en scène permanente de soi et de l’impératif de transparence afin de conserver la confiance des abonné·e·s.

Les pratiques des publics, moteur de notre travail

Nous rencontrons fréquemment des élèves déjà sensibilisé·e·s aux notions de ciblage publicitaire ou connaissant bien les rouages du « YouTube Game », parce que les ressources abondent, qu’elles atteignent désormais l’espace public médiatique mais aussi parce que les influenceurs et influenceuses en parlent ouvertement également et sont souvent la première source d’informations des adolescent·e·s rencontré·e·s. C’est bien sûr une chance, et nous pouvons alors pousser plus loin encore le décryptage, la réflexion ou encore nous appuyer sur ces élèves-ressources pour transmettre à l’ensemble du groupe leur savoir.

Dans ces cas de figure, il est possible de creuser l’impact d’un système économique qui repose sur la publicité sur le contenu produit, ainsi que l’impact de l’algorithme sur ce qui nous est mis en avant sur la page d’accueil des plateformes. Dans le fond, qui détient réellement le pouvoir sur ces plateformes ? Choisit-on véritablement ce que nous consommons ?

S’intéresser avec sincérité aux pratiques culturelles qui importent aujourd’hui à un public d’adolescent·e·s (notre public phare) a l’avantage de créer un lien qui peut défaire la méfiance liée à l’écart générationnel (dans l’association, on a connu une adolescence sans smartphone et certains d’entre nous sans  Internet ni réseaux sociaux !). Cela permet aussi d’établir une certaine confiance et bienveillance dans les échanges car nous ne regardons pas de haut ce qu’ils·elles font ou regardent sur leurs écrans. On peut aussi les surprendre par nos connaissances et partager une certaine connivence. Évidemment ceci n’est pas obligatoire, toutefois nous partageons la certitude que pour comprendre des phénomènes tels que (feu) Fortnite ou TikTok, cela facilitera le dialogue. Pour cela, il suffit bien souvent d’observer des utilisateur·trice·s ou les laisser vous guider, vous expliquer. En plus, c’est valorisant pour eux·elles.

 

L’éducation aux médias et à l’information et l’éducation à l’image

Si notre premier objectif est de déconstruire les médias qu’utilisent les publics que l’on rencontre, le deuxième est de valoriser une culture en construction.

Nos formats d’interventions sont en général de deux heures. Ce format est en grande partie contraint par les partenaires financiers et le contexte d’intervention dans des établissements scolaires sur des heures de cours. Dans ce contexte, l’approche d’éducation populaire se trouve régulièrement limitée parce que nous sommes parfois poussés à monopoliser la parole pour leur donner un maximum d’éléments de compréhension, au détriment de l’émergence d’une parole collective. Nous avons, par exemple, peu d’occasions de rebondir après a posteriori sur nos ateliers avec les publics rencontrés, et encore moins l’occasion d’ouvrir vers d’autres formes de narration. Or, dans le fil du décryptage que nous aurons vécu avec eux, nous pourrions partager d’autres expériences, d’autres cultures et leur proposer ainsi un autre regard sur les médias et les images qu’ils et elles consomment au quotidien.

Nos ateliers sont une amorce possible vers des ateliers spécifiques à l’image, dans la tradition de ce que promeuvent les dispositifs nationaux d’éducation à l’image du type Passeurs d’imagesCollège au cinémaLycéens et apprentis au cinéma… Malheureusement dans l’histoire de Synapses et dans nos carrières respectives, peu d’occasions se sont présentées pour expérimenter un tel échange. Pour chacune de ces opportunités, il s’agissait d’expériences uniques difficiles à renouveler. Il serait intéressant de s’y pencher et comprendre ce qui freine aujourd’hui des échanges plus fréquents, des travaux à long terme entre notre approche de l’EMI et l’éducation à l’image. Nous pourrions ainsi envisager de nouvelles approches de ces questions.

Par Julien Paugam, Guillaume Devannes

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