Vidéo Les beaux Jours organisait le 7 juin 2016, à la Maison de l’image à Strasbourg, une rencontre sur les messages et mises en scène terroristes, véhiculées sur internet, en images. En présence de Cécile Boëx et Adil Essolh.
Publié le 03/11/2016, Mis à jour le 26/07/2023
A propos de certains films qui ont marqué le cinéma par leurs scènes choc, Antoine de Baecque remarque : “Au cinéma, nous avons fini par prendre goût à la violence. L’écran nous renvoie à ce désir qui monte du plus profond de nos pulsions cachées et secrètes.” Qu’en est-il aujourd’hui où les écrans se multiplient et les médias audiovisuels se diversifient? Qu’en est-il de leurs contenus violents et guerriers ? Comment, face à ces images, agir en citoyen informé et en spectateur responsable ? Comment transmettre ce souci aux nouvelles générations ? Pour poursuivre la réflexion, il est nécessaire d’investir les terrains d’images qui sont familiers aux jeunes, de s’interroger quand il y a lieu sur leur douteuse séduction.
Le 7 juin 2016, Vidéo Les Beaux Jours organisait à la Maison de l’image de Strasbourg une première rencontre sur les films de propagande guerrière véhiculés sur internet. Comment expliquer leur impact ? Quels styles, quels procédés de mise en scène pour véhiculer leurs contenus ? Il reste à tenir compte du nouvel environnement médiatique dans lequel nous nous trouvons. Aujourd’hui, avec la généralisation des usages d’internet, les jeunes générations sont exposées à des images aux contenus violents dans la solitude, le retrait de leur chambre, non plus dans l’espace partagé du salon où trônait la télévision familiale.
En présence de Cécile Boëx, maître de conférences à l’EHESS / CeSoR et Adil Essolh, éducateur au service territorial éducatif de milieu ouvert STEMO.
Cécile Boëx, “Le martyre à portée d’images” : mise en scène et impact des vidéos testamentaires de djihadistes en ligne
Les recherches de Cécile Boëx articulent notamment l’étude des images terroristes islamistes avec celle des films résistants des forces démocratiques en Syrie.
Leurs thèmes sont :
- Usages de la vidéo en contexte de révoltes et de conflits dans le monde arabe
- Nouvelles pratiques de mise en récit du martyre sur YouTube
- Images en mouvement et politique dans le monde arabe
Références :
- “Le martyr à portée d’images” par Cécile Boëx dans Les Cahiers du Cinéma de février 2015, pp. 66-67.
- “Un cinéma d’urgences”, entretien avec le collectif syrien Abounaddara par Cécile Boëx sur le site de La vie des idées.
- “Montrer et lutter par l’image” de Cécile Boëx dans Vacarme d’avril 2012, pp. 118-131.
Présentation
Les vidéos réalisées par l’EI mettent à profit le nouveau rapport aux images que permet Internet : un rapport intransitif, une exposition directe et sans accompagnement. La mission que se sont donnés les djihadistes de l’EI, combattre les mécréants, peut impliquer n’importe qui : le jeune issu d’une famille aisée ou issu d’une famille plus modeste, le jeune français d’origine étrangère ou non, le jeune issu d’une famille religieuse ou pas. Cette hétérogénéité du public cherchée par l’EI témoigne d’une démocratisation du jihad. Elle est déterminée par le fait que l’EI possède un territoire : il recrute en masse, sans critère militaire, les femmes sont aussi approchées. Ce n’est pas la même philosophie que celle d’Al-Qaïda qui exigeait de ses combattants un minimum de compétences militaires. Cette nouvelle approche induit une banalisation du jihad qui passe par une déréalisation du combat, de la guerre, du meurtre. Par conséquent, les formes des vidéos qui servent à recruter, tout comme celles qui ont pour but de terroriser d’ailleurs, sont ludiques, adoptant les codes du jeu vidéo ou télévisuel.
Photogrammes de la vidéo « the islamic state – 22 snipers of Wilayat al-Khayr / fev 2015 »
D’autres formes existent. L’EI produit des vidéos institutionnelles en masses, sur la construction d’un supermarché, de ponts et d’autres bâtiments d’utilité publique. Mettant en avant sa structuration et sa modernité, elles visent à asseoir l’idée que l’EI, comme un État à part entière, fonctionne et assure la sécurité et le bien-être des habitants. Les films qui véhiculent ce type de message sont de grosses productions qui empruntent aux codes des vidéos d’entreprises.
L’EI développe une production pléthorique. Il diffuse environ dix films par semaines. En plus des stations de radios, il a mis en place une dizaine de chaînes de production audiovisuelle réparties dans les provinces. C’est sans précédent pour un groupe terroriste.
Ces vidéos impressionnent, elles visent aussi à séduire en diffusant des images de héros accessibles à tous, véhiculant un modèle idéologique suffisamment malléables. Les vidéos touchant différentes communautés, les traductions sont établies en fonction du public choisi.
La représentation de la guerre sous la forme d’un jeu vidéo n’est pas une approche nouvelle. La métaphore a déjà été employée pour caractériser les reportages sur la Première Guerre du Golfe. Mais l’humain était alors absent des images. Aujourd’hui, il est présent comme héros ou cible. L’imitation du langage des jeux vise à plonger le spectateur dans une addiction aux images. Celle-ci passe aussi par leurs contenus violents (images de décapitation) et les chants hypnotiques qui leur est associée. Le spectateur est ainsi saisi par la dramaturgie de l’instant, susceptible de lui inspirer une exaltation qui prend la forme d’une ferveur religieuse. Il est significatif à ce sujet que les vidéos commencent toujours par un carton où est écrit la formule coranique : “Au nom de Dieu le miséricordieux”.
Cette production est à présent mise sous un strict contrôle. Dans ses premiers temps, l’EI a permis à ses combattants de créer leurs propres vidéos. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les images sont filtrées. Il y a de plus une division du travail cinématographique particulièrement élaborée, qu’on pourrait qualifier de “stalinienne”.
Les plus grosses productions sont les vidéos d’exécution. Elles peuvent prendre deux à trois jours à cause du matériel requis et de l’élaboration sophistiquée de leur mise en scène.
Diffusion de vidéos et commentaires
Première vidéo
Des guerriers savourent une grenade (le fruit), ils se baignent dans une grande étendue d’eau, vont contempler le couchant du haut d’un rocher où une antenne de transmission a été érigée.
Ces images servent l’usage narcissique que la diffusion internet favorise. Ici, nous sommes presque dans le registre du film de famille, à l’opposé des “autres” films aux contenus guerriers. Montrées avec un dispositif semblable à celui de l’album de photo, ces images nous font penser à des souvenirs de colonie de vacances, ou à des visuels de promotion touristique. Le but de EI : montrer qu’il y a une “famille des combattants” en insistant sur leur entre soi. Ce clip promeut l’émigration en terre d’islam (Hijrâ), banalisant le Djihad. A cela s’ajoute une individuation des combattants. Dans les vidéos d’Al-Qaïda, les visages étaient cagoulés. Les vidéos d’EI montrent des visages qui livrent des émotions. Elles en acquièrent une certaine humanité. Par ailleurs, la fragmentation, le montage abrupt sont assumés. Un brouillage s’opère entre la guerre et le divertissement.
Photogrammes de la vidéo « the islamic state – 22 snipers of Wilayat al-Khayr / fev 2015 »
Deuxième vidéo
En caméra subjective, les performances d’un sniper. Dans la fenêtre de tir, des fragments de ville détruites. Le tir se déclenche quand une silhouette humaine apparaît. Il fait toujours mouche. Ralentis en chaîne, comme le ferait la retransmission d’un match de football pour faire savourer une lucarne. La bande son fait entendre, en plus des chants guerriers, des battements de cœur au moment où le tireur ajuste son arme.
Ces images sont conçues comme celles des jeux vidéo, avec la forme clipée : cf. le rembobinage, les arrêts sur image. Les personnes sont vues comme des pantins. La position du sniper ne laisse pas d’ambigüité, le regard du spectateur est très cadré. Il y a un double dédouanement : le sniper caché, et le spectateur qui s’est retranché derrière lui, n’ont à redouter aucun danger.
Ce n’est pas une vidéo d’attestation : on ne sait pas quelles sont les personnes visées. Quand il s’agit d’attester, par exemple, dans les vidéos d’activistes médiatiques engagés dans la révolte – l’EI ne prend jamais la peine d’attester, il affirme – le dispositif est celui de l’écriture de la vérité, avec de longs plans séquences.
Troisième vidéo
Des enfants réunis en arc de cercle vont être sélectionnés pour procéder à une exécution. Ils ont tous revêtu la même grande chemise noire et tiennent un exemplaire du Coran à la main. Un homme, affiché comme un dignitaire de l’Etat Islamique leur parle de punir Israël. L’un d’eux se voit confier une arme de poing. Il court dans un dédale rocailleux avant d’aller rejoindre dans une grotte un homme agenouillé, ligoté. Par un insert, l’homme, face caméra, affirme appartenir aux forces d’Assad. Retour à la grotte : le jeune garçon exécute l’homme condamné en visant la tête.
Les enfants sont volontiers mobilisés dans les mises en scène de vidéos d’exécution. C’est un héritage venu notamment de la RDC, des Khmers rouges, ou de l’Irak de Saddam Hussein. Dans cette vidéo-ci, ils paraissent suivre un jeu de piste, cherchant leurs victimes dans le labyrinthe d’une citadelle. En préambule, nous voyons une personne surfer sur Facebook, regarder des messages contre Israël. Il y a un jeu entre flou et net, restituant une mise au point comme pour montrer une prise de conscience. Le reste de la vidéo est une réponse à cette situation.
La scène d’exécution est très construite, euphémisée pour être regardable. Beaucoup de jeunes regardent ce type d’images. Elles recèlent une séduction perverse qui les fascine, nonobstant les contradictions et les incohérences qu’elles affichent. Par exemple, la personne exécutée appartient aux forces d’Assad alors qu’il s’agissait de se venger des récentes exactions d’Israël comme le rappelait l’homme qui s’adressait aux enfants.
Photogramme de la vidéo : « Hamadi-Kolibali : vidéo testamentaire / jan 2015
Quatrième vidéo
C’est la vidéo post-mortem d’Amedy Coulibaly. Il se met en scène dans différentes postures guerrières pour expliquer le sens qu’il donne à la tuerie qu’il se prépare à mettre en œuvre dans l’Hypercasher. Un préambule réalisé par l’EI présente les images d’actualités télévisées qui montrent le terroriste se jetant au-devant des policiers d’intervention dans un geste sacrificiel.
Ici, l’État Islamique permet au terroriste de se mettre en scène. Utilisant les codes du star system, il se construit des personnages. Un journaliste a remarqué la présence du roman Hygiène de l’assassin d’Amélie Nothomb sur l’étagère de la pièce où Coulibaly se filme : sa mise en scène est très sophistiquée. Avec Al-Qaïda, il fallait un CV parfait et la personnification était impensable : les combattants apparaissaient toujours cagoulés. L’allégeance de Coulibaly à l’EI et la reconnaissance par l’EI de ses actes sont significatifs d’une évolution. L’État Islamique étend son recrutement à tout profil – des personnes ayant fait de la prison, ne parlant pas forcément bien arabe, qui n’ont pas forcément des connaissances militaires. Ses vidéos sont en dialogue avec la couverture de l’actualité par les médias occidentaux. Elles sont imprégnées de leurs codes de représentation.
Adil Essolh, éducateur au service territorial éducatif de milieu ouvert STEMO : Accompagner le rapport des jeunes en dérive dans leur rapport à l’imaginaire violent.
Adil Essolh rappelle être intervenu auprès de jeunes entrés dans processus de radicalisation. Il a notamment pris en charge un binôme repéré en Hongrie, qui s’apprêtait à aller en Turquie pour rejoindre la Syrie. Il propose un accompagnement de ces jeunes qui passe par la restauration d’un rapport critique aux images, notamment dans le cadre de ciné-clubs de programmes de courts métrages.
Référence : “Analyser des films avec les jeunes, à quoi ça sert ?” sur le site de Passeurs d’images et dans la revue “Projections : Éducation à l’image : valeurs ajoutées”, déc. 2012, n°34.
La fréquentation des vidéos terroristes suppose une pratique solitaire. Elle participe d’une effraction mentale qui concerne des enfants livrés à eux-mêmes, exposés à un flux de vidéo de propagande au caractère addictif (processus neuronal proche de l’addiction aux images pornographiques). C’est de cette façon quel l’embrigadement opère.
La 2ème étape consiste à personnaliser la relation avec le jeune. La propagande par le net est relayée par une propagande “live”, réelle, pilotée par un groupe prosélyte qui va entretenir les mêmes idées auprès du jeune.
La 3ème étape, une fois assurée l’adhésion à l’idéologie du groupe, consiste à acheminer le jeune vers le passage à l’acte. Le processus se boucle par un passage du virtuel au réel qui atteste de son allégeance.
Photogrammes de la vidéo « the islamic state – 22 snipers of Wilayat al-Khayr / fev 2015 »
Pour saisir la logique du processus, il devient nécessaire de revenir sur l’étape initiale, celle du rapport à l’image, et d’examiner la nature de la relation qu’elle instaure. Ce rapport est solitaire, non médié par un tiers. Ici, l’image opère comme un fétiche qui fascine. Le travail pédagogique pour en limiter l’impact se mène sur le temps long. Il s’agit d’accompagner les jeunes par un visionnage d’images en petits groupes, en présence d’un médiateur. L’intention est de leur montrer que ces images sont polysémiques, en partie construites par le spectateur. Ils doivent éprouver que le regard de chacun est différent. Le rôle du médiateur est de leur montrer que le réalisateur lui-même ne contrôle pas tout le sens de ses images. Le sens est à chaque film un puzzle à reconstituer. Le médiateur est un passeur, “maître ignorant” (Rancière) : il ne s’agit pas de se séparer de ses responsabilités ou de son autorité mais, dans une logique de coopération, de donner chacun son point de vue, ses ressentis. En reprenant l’approche initiée par Stanley Cavell, le principe est de ne pas aller dans la confrontation à laquelle s’attendent ces jeunes personnes d’un éducateur. Il faut éviter de figer la relation.
En pratique, les courts métrages montrés sont issus des programmations de Passeurs d’images. Ce peut être n’importe lequel, du moment qu’il se prête à la discussion. Par l’échange, le jeune développe une pensée autonome et prend en compte le point de vue des autres. Par cette nouvelle approche, le jeune développe une déprise de l’image. Celle-ci passe de l’objet au signe qui abrite plusieurs significations, qui fait appel à notre imaginaire personnel, et est source de pouvoir.
Le spectateur devient interprète, analyste. Ca passe par une première étape de modification du rapport à l’image. D’objet de fascination, elle devient un objet de médiation. La réception solitaire devient médiée, la pensée de ce qu’on a vu s’élabore en groupe.
La rencontre s’est terminée par une discussion autour d’une séquence de Timbuktu de Abderrahmane Sissako.